HomeA la uneALEXANDRE SANKARA, VICE-PRESIDENT DE LA COMMISSION PARLEMENTAIRE D’ENQUETE SUR LA FRAUDE FISCALE: « Ceux qui ont pleuré (…) sont nombreux»

ALEXANDRE SANKARA, VICE-PRESIDENT DE LA COMMISSION PARLEMENTAIRE D’ENQUETE SUR LA FRAUDE FISCALE: « Ceux qui ont pleuré (…) sont nombreux»


La Commission d’enquête parlementaire sur la fraude fiscale, l’impunité fiscale, les recettes à recouvrer des régies de recettes ainsi que les chèques revenus impayés du Trésor sur les années 2012, 2013 et 2014, a rendu les résultats de ses travaux le 16 octobre 2015. Le contenu du rapport a suscité beaucoup de réactions et de commentaires si fait que nous avons approché les membres de la Commission, en l’occurrence Alexandre Sankara, le vice-président, pour échanger sur certains aspects du document.

 

Le Pays : Dans quel contexte l’enquête parlementaire a-t-elle été initiée ?

Alexandre Sankara : C’est suite à une résolution du Conseil national de la Transition (CNT) que la Commission d’enquête parlementaire sur la fraude fiscale pour recouvrer les chèques impayés, a été mise en place. Cette commission était composée de parlementaires qui composent le CNT avec des profils différents, notamment des financiers, des douaniers, des fiscalistes, etc. Cette commission a été mise en place le 10 juin dernier. Nous avons commencé nos travaux par les différentes auditions des membres du gouvernement, notamment le ministre de l’Economie et des Finances, le ministre de la Justice. Ensuite, nous avons commencé à travailler en auditionnant pratiquement tous les acteurs qui interviennent dans la chaîne des régies financières, en l’occurrence la Direction générale des Impôts (DGI), la Direction générale des douanes, le Trésor, etc. Nous avons aussi auditionné la plupart des opérateurs économiques importants. Nous avons fait des sorties de terrain pour constater de visu tout ce que nous avons appris lors des auditions.

 

« Nous avons pu faire entrer dans les caisses de l’Etat, 4 milliards de FCFA »

 

Qu’est-ce que vous voulez que les gens retiennent comme leçons, suite à cette enquête ?

Nous voulons que les gens retiennent que la fraude fiscale, l’impunité fiscale, les restes à recouvrer et les chèques impayés sont des maux qui minent notre société. Par exemple, la fraude fiscale est difficile à appréhender et à   estimer. Car, elle se passe dans tous les secteurs d’activités. Pour bien mener nos actions, nous nous sommes intéressés à deux ou trois produits. Si vous prenez la fraude sur le dédouanement des motos, l’Etat perd chaque année 21 milliards de F CFA. Au niveau de la fraude sur le carburant, l’Etat perd autour de 22 milliards de F CFA. Ce sont des phénomènes qui existent et qui se sont accentués ces dernières années à cause de la mal- gouvernance, de l’impunité, etc. Nous voulons que les gens retiennent qu’on peut faire rembourser ceux qui doivent à l’Etat. La preuve est qu’en deux mois de travail, même n’étant pas une structure de recouvrement, nous avons pu faire entrer dans les caisses de l’Etat, 4 milliards de FCFA. Ce qui veut dire que le recouvrement des créances est possible s’il y a une volonté manifeste.

 

Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées lors de l’enquête ?

Les difficultés sont d’ordre organisationnel. Il y a d’abord le temps. Pour analyser rien que la fraude fiscale en deux mois, c’est insuffisant. Aussi, il y a eu des gens qu’on a convoqués, qui ont traîné les pieds avant de venir répondre. Sinon, on n’a pas véritablement eu de difficultés majeures.

 

Sur quoi vous êtes-vous basés pour traquer ces débiteurs ?

Nous avons travaillé sur la base des documents que nous ont transmis les trois Directions centrales de recettes. Il s’agit de la Direction générale des impôts (DGI), la Direction générale des douanes (DGD), la Direction générale du Trésor et de la comptabilité publique (DGTCP). Ces directions ont les listes des débiteurs de l’Etat.

 

Ils sont combien ces débiteurs ?

Ils sont nombreux. Au niveau des Impôts, ceux qui doivent à la structure, c’est-à-dire les restes à recouvrer, ce sont des milliers de personnes. Tout comme au niveau des émetteurs impayés. Au niveau de la Douane, ils sont peu nombreux. Pour ce qui est de ces débiteurs, en plus des commerçants, nous avons des ministres, des députés et des présidents d’institutions à qui on a accordé des prêts. Mais ces derniers sont moins nombreux.

 

Quel délai avez-vous accordé à ces débiteurs pour qu’ils remboursent leurs dettes?

Nous n’avons pas accordé de délai aux débiteurs. Cependant, nous avons fait des recommandations. Le rapport que nous avons transmis au Président du Conseil national de la Transition, a été remis au gouvernement qui va, à son tour, décider de la suite à donner aux résultats de cette enquête. Dans tous les cas, les différentes pistes que nous avons proposées comme solutions se trouvent au niveau des régies des recettes de la DGI, de la DGD et de la DGTCP. Nous leur avons donné la liste de nos recommandations qui pourront faciliter le recouvrement de ces créances.

 

Est-ce qu’on peut avoir une idée du profil des débiteurs de l’Etat ?

Il y a de tout. Des gros bonnets comme des grands commerçants. Il y a aussi de simples citoyens, notamment des petits commerçants qui doivent 3 à 10 millions de F CFA ou plus à l’Etat. Mais le plus grand souci, ce sont les gros bonnets. En plus de cette catégorie d’individus, il y a aussi des ministres, des députés et des présidents d’institutions à qui l’Etat a accordé des prêts avant qu’ils ne prennent fonction.

 

Est-ce qu’il y a des personnes morales ?

Oui. Il y a aussi bien des personnes morales que physiques. De toute façon, la liste de ces débiteurs sera publiée dans les jours à venir. Car, après notre rapport , il y a une plénière qui a adopté le principe d’accréditation de la liste de ceux qui doivent aux Impôts, celle de ceux qui émettent des chèques impayés et la liste des ministres, des députés et des présidents d’institutions qui doivent à l’Etat. La copie de ces listes sera disponible lorsque le président du CNT en aura décidé.

 

« Nous avons demandé à ces différentes régies d’appliquer la loi dans toute sa rigueur »

 

Est-ce qu’il y a des sanctions prévues pour ces débiteurs ?

Effectivement, nous avons préconisé des sanctions pénales et civiles. Par exemple, on peut sanctionner les émetteurs par l’interdiction bancaire. Quant aux différents ministres, députés et présidents d’institutions, nous avons juste demandé que le Trésor puisse prendre attache avec eux pour qu’ils établissent un plan de règlement de leurs dettes. Pour les commerçants, les sanctions sont connues. La loi fiscale indique clairement les sanctions prévues pour les cas de non-paiement de ses obligations fiscales. Le code douanier y prévoit aussi des sanctions. Alors, nous avons demandé à ces différentes régies d’appliquer la loi dans toute sa rigueur.

 

Qu’est-ce qui explique ces maux ?

Ces maux s’expliquent par le manque de civisme fiscal. Lorsqu’un commerçant est conscient que ce sont avec les impôts qu’ils déversent à l’Etat, qu’on paie les travailleurs, ou encore qu’on construit des routes, des infrastructures sanitaires et scolaires grâce à cela, il va de soi qu’il cherchera à remplir ses obligations fiscales. Deuxièmement, il y a l’impunité fiscale. On a constaté que beaucoup de personnes ne payaient pas leurs impôts. Mieux, elles étaient protégées par le régime en place. Ce qui n’était pas normal. La fraude ne concerne pas uniquement les petites gens qui vont dans les pays côtiers pour acheter une télévision ou des réfrigérateurs sans passer par la douane pour le règlement des taxes. Elle existe au niveau de la vente du sucre, du carburant, des motos, etc. Beaucoup d’opérateurs économiques intervenant dans ces domaines bénéficiaient de la protection et de la complicité au plus haut niveau.

Il paraît que des débiteurs ont eu chaud. Qu’en est-il en réalité ?

Effectivement, quand ils sont arrivés, on a haussé le ton. On a senti que certains étaient effrayés mais cela a permis de recouvrer des fonds, soit environ 4 milliards de F CFA.

 

Certains débiteurs ou représentants de débiteurs ont eu même à couler des larmes quand ils ont été interpellés, n’est-ce pas ?

(Rires). Ceux qui ont pleuré ou fait semblant de pleurer sont nombreux. En tout cas, il y a eu parfois beaucoup d’émotions.

 

Comment avez-vous géré les cas de ceux qui sont à l’extérieur et est-ce qu’il y a une personne au Burkina qui faisait tout le boulot au nom d’une autre personne, en signant tous les documents en son nom ?

Il y a des cas où des gens viennent ou appellent pour ne pas reconnaître tels ou tels faits. Pis, certains rejettent l’erreur sur d’autres personnes. Nous avons fait des constats en essayant de faire des recoupements d’informations. Il y a eu des cas où nous étions obligés de transférer des dossiers à des structures plus compétentes pour poursuivre les enquêtes et mieux comprendre la défense de la personne.

 

Avez-vous eu à transférer des dossiers au niveau de la Justice ?

Non. Pas au niveau de la Justice. Pour ce qui est des dossiers dont les questions relevaient de la Douane, on saisissait la DGD. Si ce sont les Impôts, on saisit la DGI. Mais au niveau de la Justice, nous avons eu à auditionner l’ancien ministre de tutelle. Nous avons eu à entendre toute la hiérarchie judiciaire. Mais, cela était en rapport avec les chèques impayés. Car, nous avons voulu comprendre pourquoi la Justice n’applique pas les lois à ce niveau vis-à-vis des tireurs de chèques impayés.

 

Si un débiteur venait à disparaître aujourd’hui, quelles seraient les dispositions prises pour recouvrer les créances ?

 

D’abord, cela dépend du statut du débiteur. Si c’est une personne morale, le directeur ou le premier responsable d’une société, c’est la société qui doit, ce n’est pas le directeur ou le fondateur. Même si la société n’existe pas ou vient à être liquidée, il y a des créanciers. La mort d’un créancier n’indique pas l’extinction de la dette.

Dans la présente législature, des prêts ont-ils été octroyés aux députés ?

 

Non. Au niveau du CNT, il n’y a pas de prêts accordés aux députés. Pour une année, comment ferez-vous pour rembourser si on vous donne un prêt ?

 

C’est parce que les députés n’en voulaient pas ou bien est-ce parce qu’on ne leur en a pas donné ?

 

S’il y avait la possibilité, les gens allaient peut-être en prendre mais il y en a pas eu. Je suis formel sur cette question. En tout cas, je n’en ai pas vu. On ne m’a pas parlé de prêt, on ne m’en a pas donné non plus. Donc, je suppose que c’est la même chose pour l’ensemble des 90 députés.

« Tous les députés de la Ve législature ont été invités à répondre devant la commission »

Est-ce une règle pour l’Etat, d’accorder automatiquement des prêts aux ministres, députés, présidents d’institution, entre autres ?

Il y a un texte qui traite de la question. Ce texte, au début, n’appliquait pas des intérêts. Donc, moi-même, j’étais député en 2012 et pour mon prêt, il y a eu un intérêt de 4%. Quand aux membres du gouvernement et les présidents d’institutions, il y a aussi un texte qui encadrait tout cela. Je veux préciser que ce n’est pas à ces gens-là seulement que l’Etat accorde des prêts. Aux fonctionnaires par exemple, le Trésor accorde des prêts. Ils peuvent prendre, par exemple, ce qu’on appelle prêt de dédouanement véhicule. Le problème, ce n’est pas le principe des prêts ; le problème, c’est que les gens ne remboursent pas.

Est-ce que vous avez remboursé votre prêt ?

Moi, je n’ai pas pu rembourser la totalité de mon prêt. Cela est aussi valable pour les députés de la Ve législature parce que nous avons pris les prêts pour cinq ans et notre mandat a été écourté pour les raisons que vous connaissez. On avait fait une année et demie et on n’a pas pu rembourser tous nos prêts. Mais nous devons les payer. Moi-même j’ai été entendu par la commission. Tous les députés de la Ve législature ont été invités à répondre devant la commission. Beaucoup sont venus. Ceux qui n’ont pas pu, les présidents des groupes parlementaires ont répondu en leur nom. Nous sommes en train de voir avec le Trésor comment les députés pourront solder leurs dettes.

Combien a coûté l’enquête parlementaire ?

Elle a coûté environ 32 millions de F CFA pour les 2 ou 3 mois de travail. Mais ce n’est pas de l’argent qu’on nous a donné. On a acquis du matériel, des fournitures, du carburant, en plus de nos honoraires. Mais nous avons pu faire rentrer 4 milliards de F CFA. Je pense que, l’un dans l’autre, la balance est nettement équilibrée.

Dans les quatre milliards de F CFA, avez-vous bénéficié de ristournes ?

 

Non. Nous n’avons pris aucune ristourne. C’est de l’argent qui appartient à l’Etat. Nous avons fait le travail pour les structures habilitées à gérer les questions d’impôts, de finances, entre autres.

Quelles sont, selon vous, les dispositions à prendre pour éviter à l’avenir des manquements tels que ceux relevés dans votre rapport ?

 

Les dispositions sont simples. Elles sont même connues depuis longtemps, mais il se trouve qu’on ne les applique pas. Il faut sanctionner les mauvais contribuables. Il faut appliquer les textes en la matière. Il faut bannir l’impunité fiscale, c’est-à-dire ne pas protéger des gens qui ne le méritent pas. Enfin, il faut cultiver le sens du civisme au sein des populations. Il faut aussi combattre la corruption parce que dans les manquements constatés, il y a la complicité des agents de l’Etat.

Vous avez dit qu’il y a des dettes qui datent de 1960. Est-ce à dire que vous êtes allés au-delà des trois années concernées par l’enquête ?

Dans ce genre travail, il faut circonscrire les délais. Mais vous savez que quand vous êtes obligés de faire des retours en arrière, c’est pour comprendre certains phénomènes. Dans tous les cas, les données fiscales ressortent tous les éléments, par exemple, d’une entreprise, depuis sa naissance. Par exemple, il y a des membres du gouvernement de 2008 qui ont toujours des dettes. Parmi les anciens députés, il y a des dettes qui datent de 2003.

Quels sont les montants des prêts servis ?

 

Je ne connais pas la situation des membres du gouvernement mais je sais que pour les députés, le prêt pour acquérir le véhicule, était de 20 millions. Il reste que le montant du prêt est fonction de son objet.

Pendant l’enquête parlementaire, avez-vous craint pour votre sécurité ?

On avait eu peur parce qu’on touchait à un domaine sensible, mais le président du CNT avait pris toutes les dispositions nécessaires. Il y avait des policiers pour notre sécurité ; le local où nous travaillions était fortement sécurisé. On nous a remis des téléphones spécifiques. C’est vrai qu’il y avait des menaces au téléphone. Certains vociféraient mais les gens ne sont pas allés à l’extrême. Nous n’avons fait que notre travail ; maintenant, si cela doit déranger certains, nous sommes prêts à en assumer les conséquences.

Qu’avez-vous à ajouter à tout ce qui a été dit ?

Nous souhaitons seulement que notre rapport ne soit pas un rapport de plus. Qu’il ne dorme pas dans les tiroirs. Le président du CNT a promis de saisir qui de droit pour la suite à donner aux résultats de cette enquête. Tel que je le connaît, il le fera. Enfin, nous souhaitons que des solutions idoines soient trouvées aux maux diagnostiqués car, à mon avis, 300 milliards de F CFA de pertes pour l’Etat, c’est énorme.

Propos recueillis par Michel NANA

 


Comments
  • Belle interview. je souhaite qu’une suite diligente soit donnée a ce rapport. Vous voyez en quelques temps on recouvre 4 milliards qui pouvaient ne jamais être recouvre. comme quoi sans bonne gouvernance on peut rien faire. On a l’argent a cote et on passe notre temps a nous prostituer devant les bailleurs extérieur, dóu la perte de notre burkindi si cher… tel que je connais les procédures longues de négociation de ces aides et dons, en deux , trois mois on ne pouvait pas mobiliser 4 milliards…je vous le dis!

    23 octobre 2015

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