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LOI D’HABILITATION AU BURKINA


« Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice», disait Charles de Montesquieu. Au compte rendu du Conseil des ministres du 16 avril 2020 du Burkina Faso, il y a eu une délibération qui semble être passée inaperçue mais dont la portée interpelle tous les Burkinabè. Il s’agit de la délibération prise au titre du ministère de la Justice ainsi libellée :
« I.2. Au titre du ministère de la Justice :
– un projet de loi portant loi d’habilitation.
Ce projet de loi vise à solliciter de la représentation nationale, d’habiliter le gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance pour la prise de mesures relatives à la lutte contre le Covid-19.
Le Conseil a marqué son accord pour la transmission dudit projet de loi à l’Assemblée nationale… »
Le contenu exact du projet de loi d’habilitation n’est pas connu ; mais nous en saurons plus dans quelques jours, lorsque l’Assemblée nationale en sera saisie.
La loi d’habilitation est une délégation de la fonction législative. Elle consiste, pour le gouvernement, à obtenir que l’Assemblée nationale lui transfère, pendant un délai limité, son pouvoir de légiférer dans les domaines prévus à l’article 101 de la Constitution du 2 juin 1991 et qui sont normalement réservés à l’Assemblée nationale. Dans le cas où la demande est accordée, le gouvernement va légiférer par des ordonnances qui devront être ratifiées (entérinées) plus tard par l’Assemblée nationale.  En soi, la loi d’habilitation est un dispositif qui existe dans toutes les démocraties modernes ; elle permet à l’Exécutif de légiférer à la place des députés dans des délais courts pour contourner les débats et les blocages éventuels à l’Assemblée nationale. Cela dit, dans un Etat de droit, elle est strictement encadrée par les textes et notre tribune n’a d’autre but que de sonner l’alarme.  Au Burkina Faso, la loi d’habilitation est prévue par l’article 107 de la Constitution du 2 juin 1991 qui dispose que : « Le gouvernement peut, pour l’exécution de ses programmes, demander à l’Assemblée l’autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi.  Les ordonnances sont prises en Conseil des ministres après avis du Conseil constitutionnel. Elles entrent en vigueur dès leur publication, mais deviennent caduques si le projet de loi de ratification n’est pas déposé devant l’Assemblée avant la date fixée par la loi d’habilitation.  A l’expiration du délai mentionné au premier alinéa du présent article, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi dans celles de leurs dispositions qui sont du domaine législatif. » En France, pays dont notre législation s’est largement inspirée, c’est également le gouvernement qui peut solliciter et obtenir du Parlement, l’habilitation de légiférer par ordonnance (article 38 de la Constitution française) comme au Burkina Faso, tandis qu’au Sénégal, c’est le président de la République qui peut bénéficier de cette habilitation (article 77 de la Constitution sénégalaise).
A ce propos, l’Assemblée du Sénégal vient de voter, le 1er avril passé, une loi d’habilitation pour faire face à la pandémie du Covid-19 qui a dû inspirer le gouvernement burkinabè connu pour ses mimétismes sans pour autant tenir compte des réalités sociologiques et du niveau de démocratie des autres.

L’esprit et la lettre de la loi d’habilitation

La loi d’habilitation est conçue par le constituant comme une dérogation encadrée à la répartition des compétences entre la loi qui est votée par l’Assemblée et le règlement (dont les plus connus sont le décret et l’arrêté) qui est édicté par l’Exécutif. C’est donc une habilitation législative momentanée. Dans son principe, seul le gouvernement peut prendre l’initiative de ce dessaisissement de l’Assemblée nationale. Si le gouvernement n’est pas tenu de faire connaître la teneur des ordonnances qu’il prendra en vertu de cette habilitation, il doit tout de même indiquer avec précision à l’Assemblée nationale, la finalité des mesures qu’il se propose de prendre et leur domaine d’intervention, le tout, sous le contrôle du Conseil constitutionnel.  Etant fondamentalement une violation du principe de la séparation des pouvoirs, la délégation législative doit, en principe, suivre des règles précises. Elle est mise en œuvre par voie de l’ordonnance qui est prévue par l’article 99 de la Constitution du 2 juin 1991. Le délai de délégation est obligatoirement limité.  Ensuite, cette délégation législative est faite non au président du Faso, mais au gouvernement comme en France. Au Sénégal, c’est au président de la République que la délégation est accordée. Mais dans les régimes présidentialistes africains, la délégation faite au président ou au gouvernement revient à la même chose : c’est le président qui sera bénéficiaire des pouvoirs concédés.  En tout état de cause, les ordonnances sont prises en Conseil des ministres. Elles ne prennent toutefois valeur législative qu’après avoir été ratifiées par l’Assemblée nationale ; mais elles deviennent caduques si le projet de loi de ratification n’est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d’habilitation. Elles ne peuvent être ratifiées que de manière expresse. Assimilées à des règlements, les ordonnances entrent en vigueur dès leur publication. Enfin, la précision des délais est importante, car pendant la durée de l’habilitation, l’Assemblée ne peut plus légiférer dans les domaines concédés à l’Exécutif, ce qui fait que la délégation doit être limitée dans le temps. La loi doit donc fixer les délais d’habilitation et de ratification de façon précise afin que l’Assemblée puisse reprendre sa fonction normative.

La loi d’habilitation au Burkina Faso dans le temps

Depuis la première législature, l’Assemblée nationale a toujours adopté des lois d’habilitation. Au départ, elle se dessaisissait de ses prérogatives au profit du gouvernement afin de permettre à celui-ci de légiférer par ordonnance durant la période où l’Assemblée n’était pas en session. A partir de la troisième législature, le gouvernement a sollicité et obtenu que l’Assemblée nationale lui offre la possibilité de prendre des ordonnances pendant un délai qui couvre désormais toute une année (janvier à décembre). Les ordonnances prises par le gouvernement dans ce cadre ont trait surtout à la ratification des conventions ou des accords de financement.  Des voix se sont souvent élevées (et s’élèvent toujours) dans l’opposition pour remettre en cause cette pratique qui, selon elles, dépouille le législateur d’une grande partie de ses prérogatives, ce à quoi le gouvernement rétorque que cette habilitation permet de réduire considérablement le délai de négociation et d’obtention des appuis budgétaires et que du reste, l’Assemblée a toujours la possibilité de revenir à tout moment sur sa décision si elle n’est pas satisfaite.  Mais si beaucoup d’ordonnances peuvent être consacrées à des domaines restreints, techniques et sans incidence importante sur la vie des citoyens, d’autres relèvent d’une nature plus sérieuse. La loi d’habilitation dont il est question de nos jours permet de plus en plus à l’Exécutif de grignoter sur les prérogatives du Législatif pour mettre en œuvre ses politiques publiques par contournement.

Les risques liés à la loi d’habilitation pour la lutte contre le Covid-19 au Burkina Faso

Le rappel de l’environnement du vote de la loi d’habilitation pour la lutte contre le Covid-19 au Sénégal permet de comprendre la portée des risques dans notre pays. En prélude au vote de la loi d’habilitation au Sénégal, le président de l’Assemblée nationale, Moustapha Niasse, a déclaré dans son discours devant les députés que : «En vertu de l’Article 69 de la Constitution et de la Loi 69-29 du 29 avril 1969, le chef de l’Etat a déclaré l’état d’urgence. Tous les actes réglementaires nécessaires ont été pris. C’est ainsi que le couvre-feu est de rigueur sur l’étendue du territoire national de 20h à 6h. A ce stade, il convient de compléter cet arsenal juridique et réglementaire par une Loi d’habilitation, qui permette d’étendre les pouvoirs du président de la République, aux fins de lui donner tous les outils que requiert le contexte exceptionnel que nous vivons actuellement». Aussitôt la loi d’habilitation votée le 1er avril que dès le 8 avril, le président Macky Sall a annoncé avoir pris en Conseil des ministres, une ordonnance interdisant les licenciements économiques au Sénégal jusqu’au retour à une situation normale, au grand dam des chefs d’entreprises sénégalaises qui disaient souffrir des effets directs de la crise du coronavirus.  Pour les opposants sénégalais, cette mesure n’a été possible que grâce au vote de la Loi n°2020-13 du 1er avril 2020 habilitant le président de la République à prendre par ordonnances des mesures relevant du domaine de la loi pour faire face à la pandémie du Covid-19 et autorisant la prorogation de l’Etat d’urgence. Une disposition exceptionnelle qui confère au président de la République le pouvoir de légiférer par ordonnances – et contre la loi si nécessaire comme le disent certains – pour une période de trois mois. Des voix se sont élevées pour dire que ces dispositions de l’état d’urgence, qui permettent la mise sous tutelle des institutions et de la presse, n’ont aucun lien avec la lutte contre la pandémie du Covid-19. Elles ont estimé qu’en associant l’état d’urgence à la lutte contre le Covid-19, il y a manifestement une confusion dans le but d’un détournement d’objectif. Les pourfendeurs ont conclu qu’en réalité, le président de la République a bien caché son jeu, en ayant attendu le vote de la loi d’habilitation à l’Assemblée nationale pour dévoiler ses véritables intentions, et que le Covid-19 n’était qu’un prétexte pour renforcer considérablement ses pouvoirs.  Et c’est là tout le danger de l’utilisation de la loi d’habilitation dans un pays comme le Burkina Faso ! En effet, depuis 2016, le pouvoir burkinabè n’a pas fait montre de son attachement rigoureux au respect de la loi en vigueur, des droits des citoyens, ou même de gouvernance éclairée.  En outre, nous avons tous eu connaissance des grands scandales économiques et financiers que le pays a connu dont le tout dernier est l’affaire du charbon fin (s’élevant à plusieurs centaines de milliards), pour lesquels le gouvernement n’a même pas daigné lever le petit doigt.  Dans un tel contexte, l’octroi de pouvoirs exorbitants à un gouvernement en difficultés durant une année électorale et dans un pays occupé en partie, peut être un saut dangereux dans l’inconnu.  Or, le vote de la loi d’habilitation va octroyer des pouvoirs immenses au président du Faso, qui lui permettront d’administrer « le trésor de guerre » de la lutte contre le Covid-19 avec des structures étatiques. La création des multiples comités de gestion dont le tout dernier est le Comité national de gestion de l’épidémie du coronavirus créé par arrêté n°2020-018/PM/MS/MINEFID/MATDC/MRAH/MEEVCC du 17 avril 2020 et placé sous l’autorité du Premier ministre, n’est pas pour rassurer au regard des antécédents douteux.  Le vote de la loi d’habilitation en vue peut également être l’occasion pour le président du Faso de prendre par ordonnance des mesures de réallocations budgétaires ou de recours aux mécanismes multilatéraux d’endettement en toute liberté. Il pourrait tout autant bouleverser par voie d’ordonnance le fonctionnement des services publics, restreindre encore plus l’exercice des libertés publiques ou mettre sous tutelle la presse, réquisitionner pour cause d’utilité publique sanitaire des industries et usines, etc. Et pourquoi pas, proroger des mandats et reporter les élections prévues en novembre 2020. Il y a donc bien de quoi s’inquiéter.

La nécessité d’instituer des mécanismes de contrôle et d’alerte

La majorité parlementaire n’aura aucune peine à faire voter le projet de loi à la plénière de l’Assemblée nationale siégeant dans une composition réduite en raison de la nécessité de distanciation. Une loi d’habilitation ne signifie pas un blanc-seing donné au gouvernement. L’usage de la législation déléguée ne devrait pas conduire à retirer à l’Assemblée nationale ses prérogatives sur l’examen de textes qui, compte tenu de leurs domaines d’intervention et de leurs enjeux politiques, ne sont pas du domaine de la lutte contre le Covid-19 et ne doivent pas être laissés entre les mains d’un gouvernement plus soucieux de son maintien que d’une gouvernance vertueuse.
La solidarité dans la lutte contre le Covid-19 est certes nécessaire. Mais cela ne doit pas donner matière à une négation des rôles et des responsabilités, ou au silence sur des violations de la loi.

Conclusion

Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin de visibilité sur ce que le président entend faire de la loi d’habilitation qu’il sollicite, et cela exige de lui qu’il présente aux Burkinabè et à leur représentation parlementaire un programme très précis conforme aux dispositions de la Constitution, chiffré et adossé à un chronogramme d’exécution réaliste. C’est ce qui se fait dans toute démocratie respectable et affirmée.  La représentation nationale doit se donner les moyens de contrôler l’exercice de ces pouvoirs exorbitants qu’elle va sans doute donner au président du Faso, pour prévenir tout détournement ou déraison de gestion, et assurer sa mission de contrôle de l’Exécutif.
Pour sa part, le Conseil constitutionnel doit jouer sa partition en assurant le contrôle a priori et a posteriori des ordonnances pour que la délégation de législation à l’Exécutif reste dans les proportions admises par les textes pour la lutte contre la crise sanitaire.

Amadou TRAORE
Juriste


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