TIDIANE KABORE, INSPECTEUR DES IMPOTS, A PROPOS DES FLUX FINANCIERS ILLICITES : « On a un certain nombre de comportements qui ne facilitent pas la maîtrise de ce phénomène »
Notre invité du jour est un inspecteur des impôts. Il est actuellement le Directeur des moyennes entreprises du Centre I. Expert en fiscalité internationale et membre du Comité national d’évaluation de Flux financiers illicites (FFI), Tidiane Kaboré, puisque c’est de lui qu’il s’agit, nous donne un aperçu de ce phénomène, son impact sur la mobilisation des recettes fiscales et le financement du terrorisme. Il donne aussi des pistes de solutions pour y faire face. L’entretien a eu lieu à son bureau, le 17 mars 2025, à Ouagadougou. Lisez plutôt !
Le Pays : Quelle compréhension devrons-nous avoir des flux financiers illicites dans le secteur de la fiscalité ?
Tidiane Kaboré : Au plan international, la part des impôts dans les FFI (Flux financiers illicites) tourne autour de 70%. Quand on parle des FFI, ce sont des mouvements illégaux de capitaux qui transitent entre plusieurs pays et en violation des textes internationaux et des lois nationales. Généralement, ces mouvements ont pour origine, des sources criminelles. L’argent n’a pas été acquis dans les conditions légales. Les auteurs utilisent donc des moyens déguisés pour pouvoir faire sortir ces fonds du pays. Ce sont la fraude fiscale, l’évasion fiscale, la corruption, les détournements de fonds publics et l’enrichissement illicite des élites.
Quel est l’état des lieux des FFI au niveau du fisc burkinabè ?
Au Burkina, on n’a pas d’évaluation ou des statistiques en matière de FFI qui soient produites par le ministère de l’Economie et des finances ou la Direction générale des impôts. Il faut d’abord savoir que c’est une activité (FFI, ndlr) qui est souterraine. Personne ne viendra vous dire qu’il est un criminel. Pour le moment, ce que je peux dire, c’est que l’INSD (Institut national des statistiques et de la démographie), pilote une étude sur l’évaluation des FFI au Burkina avec le soutien de l’Union africaine. Certainement que dans les mois à venir, on pourra avoir officiellement des données sur les FFI. Cependant, les travaux menés, notamment dans le secteur minier, montrent l’impact des exonérations fiscales excessives et des pertes budgétaires significatives. Ces constats illustrent que les FFI, en particulier via des mécanismes d’évasion fiscale et des pratiques de blanchiment d’argent, continuent de miner l’assiette fiscale nationale. Il apparaît donc indispensable d’intensifier les efforts de contrôle et de modernisation de l’administration fiscale pour réduire ces fuites et améliorer la mobilisation des ressources publiques. Cette double approche – en identifiant clairement les méthodes d’évaluation et en soulignant les enjeux actuels au Burkina Faso, souligne l’importance de poursuivre la lutte contre les FFI afin de renforcer la capacité de l’Etat à financer son développement.
Pourquoi les FFI sont-ils une menace contre l’atteinte des objectifs de mobilisation de recettes fiscales au profit du budget de l’Etat ?
Naturellement que c’est une menace parce que dès lors que vous êtes en face de la fraude fiscale, de l’évasion fiscale et du flou sur le bénéficiaire effectif de l’entreprise, cela cache des dissimulations de revenus et d’érosion des bases d’imposition. Du même coup, on ne peut pas être dans une telle juridiction où il existe ces comportements et ne pas voir son assiette fiscale diminuer. Egalement, on peut ressentir qu’à un moment donné, les contribuables ne seront pas au même niveau de traitement, puisqu’on va constater une concurrence déloyale. Les entreprises qui pratiquent l’évasion fiscale et la fraude fiscale, auront un coût fiscal inferieur à celles qui respectent la législation. Lorsqu’il n’y a pas de sanctions, à un moment donné, les bons contribuables risquent de dire : « Ecoutez, comme les autres pratiquent la fraude et on ne les sanctionne pas au pénal, on se contente juste de faire des redressements, nous aussi, on va y aller ». Au-delà de l’impact sur les recettes fiscales, même au plan économique, cela crée des distorsions. Cette situation met à mal légalité des citoyens en matière d’impôts. Les flux financiers illicites compromettent la mobilisation des recettes fiscales pour plusieurs raisons : la fuite de capitaux et l’évasion fiscale, l’affaiblissement de la transparence, l’impact sur l’équité et la concurrence et la limitation des moyens de financement public.
Peut-on dire que les FFI sont des maux difficiles à cerner ?
Ce sont naturellement des maux difficiles à cerner. Car, ce sont des activités qui sont menées souterrainement. On ne vient pas aux Impôts pour dire que j’ai fait des trafics d’êtres humains. Quand on parle des FFI, c’est aussi les crimes organisés, les trafics d’organes, la contrebande du carburant et le financement du terrorisme. Le rapport Thabo M’Beki est le premier document africain qui a parlé des FFI. C’est cet ancien président sud-africain qui avait dirigé le comité d’experts. Ce rapport fait ressortir une perte annuelle de 50 milliards de dollars par l’Afrique. Ce sont des estimations. Je ne suis pas sûr que rapporter à l’Aide publique au développement (APD) pour le continent africain, on reçoit 50 milliards de dollars par an.
Quels sont les liens entre les FFI et le financement du terrorisme ?
Il y a véritablement un lien. Le terrorisme peut être financé par quelqu’un qui ne sait même pas qu’il le fait. Cela peut être financé par une personne physique, des associations caritatives et des Organisations non gouvernementales, à travers justement le blanchiment de capitaux. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il y a des financiers du terrorisme. Il y a des acteurs qui mettent en place les stratégies et en dernière position, il y a les combattants. L’Administration fiscale ne peut pas atteindre les combattants. Ce qu’il faut faire en tant que contrôleur fiscal, c’est de regarder les indicateurs. Quand il y a beaucoup de paiements en espèces, quand un contribuable a passé tout son temps à louer des espaces de réunions, quand un contribuable qui fait de l’imprimerie et à l’issue du contrôle de son stock, on se rend compte qu’il a vendu des drones de surveillance ou des explosifs, on peut déjà avoir des soupçons.
« Ce qui favorise aussi les FFI dans nos pays, c’est l’utilisation des espèces. Les gens évitent les moyens scripturaux, à savoir les chèques »
Ce sont des indicateurs qui doivent attirer l’attention du contrôleur fiscal.
Du haut de votre expérience et de votre expertise en la matière, quelles sont les pratiques dans notre système financiers qui favoriseraient les FFI ?
Nous avons un système financier informel. Dans nos marchés, le système Awala est beaucoup utilisé. Des commerçants vont à Dubaï ou en Chine, mais ne passeront pas par les banques commerciales. Le commerçant préfère aller donner ses millions de F CFA à quelqu’un qui est assis à Ouagadougou et qui a un partenaire à Dubaï. C’est comme des usuriers. Quand le commerçant arrive à Dubaï, il entre en contact avec le partenaire de l’usurier de Ouagadougou pour retirer ses millions de F CFA et part tranquillement faire ses achats. Il trouve qu’avec la banque, il y aura des frais de transfert et de virement. Il ne souhaite pas non plus qu’on ait une traçabilité sur ses opérations. Ce qui favorise aussi les FFI dans nos pays, c’est l’utilisation des espèces. Les gens évitent les moyens scripturaux, à savoir les chèques. Ils ne veulent pas utiliser les chèques pour ne pas se faire tracer par les impôts et par d’autres structures. Même au niveau des moyens de paiement, la Direction générale des impôts a fait plusieurs fois la promotion du e-payement. Mais les gens préfèrent calculer le montant de l’impôt à la fin du mois. Si cela fait 500 000 F CFA, il ouvrira un compte uniquement pour verser cette somme et payer son impôt en attendant le mois prochain. On a un certain nombre de comportements qui ne facilitent pas la maîtrise de ce phénomène. Il y a des contribuables qui font de la fraude au niveau de la douane en utilisant le système de groupage. Personne ne veut que son nom sorte de façon isolée parce qu’ils savent que les Impôts et la Douane travaillent main dans la main. Ces commerçants utilisent donc le groupage. C’est une seule personne qui déclare les marchandises au niveau de la douane. Mais en réalité, il a pris les marchandises de plusieurs commerçants. Après, il répartit les coûts du dédouanement avec les autres et il ajoute sa marge. C’est difficile, par exemple, de pouvoir connaître l’identité des autres commerçants qui ont importé de la marchandise. Il y a des magasins qui sont hermétiquement fermés dans la ville. On ne sait pas à qui les stocks de marchandises appartiennent. Ce sont des nids de fraude. C’est maintenant que nos pays commencent à comprendre la coopération fiscale internationale. Il faut outiller les contrôleurs fiscaux à mener des investigations au-delà des frontières. Il faut une coopération internationale accrue. Par exemple, les prix de transfert. C’est maintenant que nos pays ont pu l’insérer dans le corpus juridico-fiscal. Sinon avant, le concept de bénéficiaire effectif n’était pas intégré dans la législation fiscale. De plus en plus, il y a des renforcements de capacités. Il y a une direction des opérations spécifiques au niveau de la DGI qui a, en son sein, une unité, avec un receveur spécialisé, chargée des prix de transferts et des opérations complexes. Il peut aller au-delà des frontières burkinabè pour recouvrer des créances fiscales.
« Ce qu’il faut combattre, c’est plutôt ceux qui dissimulent l’argent et traversent les frontières avec »
L’adhésion du Burkina auprès de certaines organisations internationales comme le Forum mondial facilite des renforcements de capacités des acteurs sur le terrain afin de lutter contre l’érosion des bases d’imposition.
D’aucuns estiment que la dérèglementation en matière de transfert de fonds dans l’espace UEMOA, favoriserait les FFI. Que leur répondez-vous ?
Cela n’est pas totalement juste. Car au niveau des banques, il y a un seuil au niveau duquel, elles font une déclaration des opérations suspectes. La banque doit notifier des informations aux cellules chargées du renseignement financier. Ce qu’il faut combattre, c’est plutôt ceux qui dissimulent l’argent et traversent les frontières avec. Sinon, ceux qui font les transferts en bonne et due forme, savent qu’ils ne se reprochent rien. La plupart des cellules chargées de lutter contre le blanchiment de capitaux dans la zone ouest-africaine, à travers le GIABA (Groupe intergouvernemental d’action contre le blanchiment d’argent en Afrique de l’Ouest), collaborent. Il y aura donc des demandes de renseignements pour savoir si un tel entrepreneur a eu un marché de telle somme. Les structures comme Interpol, aujourd’hui, collaborent sur ces questions. Il serait très difficile que quelqu’un transfère des fonds à hauteur de milliards de F CFA tout en sachant que c’est d’origine criminelle. Le suivi dans notre zone est très bien fait, surtout au niveau des banques. Même au niveau de la DGI, lorsqu’il y a des contrôles et qu’on découvre des opérations suspectes, on a l’obligation de porter cela à la connaissance de la hiérarchie qui va transmettre ces informations, par exemple, au niveau de la CENTIF (Cellule nationale de traitement des informations financières).
Quelles sont des mesures prises en actions menées par la DGI afin de lutter contre les FFI ?
La DGI adopte une approche multifacette pour lutter contre les flux financiers illicites (FFI) au Burkina Faso. Il faut pouvoir quantifier les FFI. Si vous voulez lutter contre un phénomène, il faut d’abord le cerner. Au niveau politique, il faut évaluer ce genre de phénomènes. En ce qui concerne le volet fiscal, j’estime qu’on peut évaluer les FFI. Lorsqu’on fait des redressements, on peut cartographier ceux qui sont liés à la bonne foi du contribuable et ceux issus des cas frauduleux. Ainsi, en tant que membre du Forum mondial depuis 2012, le Burkina Faso s’est engagé à mettre en œuvre l’échange de renseignements sur demande, favorisant ainsi la transparence et le recoupement d’informations fiscales entre administrations. Le pays a également ratifié l’instrument multilatéral BEPS et applique les standards minimums internationaux, garantissant une conformité accrue face aux pratiques fiscales abusives. Le cadre juridique a été renforcé par l’adoption d’une législation spécifique sur les prix de transfert et sur l’identification des bénéficiaires effectifs. Ces mesures visent à contrer les manipulations destinées à l’érosion de la base d’imposition et à prévenir l’abus des conventions fiscales, notamment par la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. En complément, la DGI intensifie le contrôle des fraudes grâce à l’action de la Direction des enquêtes et des recherches fiscales, et la création de la Direction des opérations spécifiques dotée d’une division dédiée au contrôle des prix de transfert, vient consolider ce dispositif de lutte contre les FFI. Par ailleurs, des efforts soutenus sont déployés pour renforcer les capacités des vérificateurs, afin de détecter efficacement les cas de manipulation des prix de transfert et d’identifier les bénéficiaires effectifs, garantissant ainsi une meilleure protection de la base d’imposition.
Quel rôle peut jouer l’Intelligence artificielle dans les mesures de lutte contre ce fléau financier ?
L’Intelligence artificielle (IA) constitue aujourd’hui un outil stratégique pour renforcer la lutte contre les Flux financiers illicites (FFI) en permettant d’analyser d’importantes quantités de données et de détecter des schémas de fraude ou d’évasion fiscale que l’œil humain pourrait difficilement repérer :
- Détection et analyse prédictive
Les algorithmes de machine learning analysent en temps réel des données issues de sources diverses (transactions bancaires, déclarations fiscales, données bancaires publiques, etc.), pour identifier des comportements atypiques ou des anomalies susceptibles d’indiquer une fraude.
- Optimisation des contrôles
En facilitant le recoupement des informations, l’IA permet aux administrations fiscales d’allouer leurs ressources de manière plus efficace et de prioriser les contrôles sur des cas à hauts risques.
- Renforcement de la transparence
L’automatisation des processus de détection et l’analyse fine des données, contribuent à identifier rapidement les bénéficiaires effectifs et à lutter contre l’érosion des bases d’imposition, tout en renforçant la législation sur les prix de transfert et les conventions fiscales. Le Fisc burkinabè, dès à présent, peut tirer profit de l’IA pour lutter plus efficacement contre la fraude, l’évasion fiscale et les FFI. Toutefois, sa mise en œuvre à grande échelle, nécessitera une infrastructure numérique robuste et une collecte de données de qualité, afin de fournir à l’IA, les informations nécessaires à une analyse fine. La formation et le renforcement des capacités des vérificateurs afin qu’ils puissent interpréter et utiliser efficacement les résultats des analyses prédictives et de détection d’anomalies. Et le développement de partenariats stratégiques avec des experts en technologie et des entreprises spécialisées afin de bénéficier des dernières innovations en matière d’IA appliquée à la fiscalité.
Propos recueillis et retranscrits par Boureima KINDO