VERDICT DE LA COUR DE JUSTICE DE LA CEDEAO CONTRE L’ETAT TOGOLAIS : De l’eau sur les plumes d’un canard
Saisie par l’Association des victimes de la torture au Togo (ASVITTO) sur le cas d’une dizaine de détenus arrêtés en 2019 suite à des manifestations, la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), après avoir statué sur l’affaire, a ordonné, le 7 juin dernier, la libération immédiate desdits prisonniers. Mieux, la juridiction régionale demande à l’Etat togolais d’enquêter sur les mauvais traitements que lesdits prisonniers auraient subi lors de leur détention, d’en arrêter les auteurs et de verser des indemnités aux victimes. De quoi justifier largement le satisfecit de la partie civile qui se réjouit par ailleurs de la prise en considération de toutes ses requêtes. La question qui se pose est de savoir si l’Etat togolais va exécuter cette décision de justice pour donner suite au verdict de l’institution sous-régionale dont les sentences sont censées s’imposer de fait aux pays membres.
L’ASVITTO a de quoi avoir le triomphe
La question mérite d’autant plus d’être posée que ce n’est pas la première fois que sous nos tropiques, des décisions d’instances judiciaires supra nationales sont ignorées par des gouvernements d’Etats membres. Et dans le cas d’espèce du Togo, on se rappelle encore l’arrêt, en juillet 2013, de la même juridiction d’Abuja dans l’affaire Kpatcha Gnassingbé, du nom du demi-frère du chef de l’Etat togolais accusé de « complot contre la sûreté de l’Etat » et gardé derrière les barreaux depuis 2009. Jugeant la « détention arbitraire », la Cour de justice de la CEDEAO avait rendu un arrêt qui militait en faveur de la libération de l’illustre prisonnier. Mais cela n’avait pas empêché le pouvoir de Lomé, de garder le capitaine « putschiste » au cachot pendant de longues années jusqu’à sa récente remise en liberté, en mars 2023. Et ce, pour raisons médicales assorties de ce qui ressemble à une déportation, au Gabon. L’ASVITTO qui était déjà sur la brèche dans ce dossier judiciaire en donnant régulièrement des alertes sur l’état de santé de l’ex-ministre de la défense et de ses codétenus dont certains sont toujours en prison, a donc de quoi avoir le triomphe modeste avec cette décision de la Cour de justice de la CEDEAO. Car, au-delà du Togo, on se rappelle que d’autres pays de la sous-région, à l’instar du Sénégal, du Burkina Faso ou encore de la Côte d’ivoire, ont eu, de par le passé, à refuser de se laisser dicter la conduite à tenir dans différentes affaires par des institutions judiciaires internationales, notamment la même Cour de justice de la CEDEAO dans l’affaire Karim Wade, le Haut-commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies dans l’affaire Djibrill Bassolé et la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples dans l’affaire Guillaume Soro. Des précédents qui sont autant de raisons de croire que cette décision du tribunal d’Abuja, fera sur l’Etat togolais, le même effet que de l’eau versée sur les plumes d’un canard.
Tant que les décisions des juridictions internationales n’auront pas un pouvoir coercitif, leurs sentences resteront sans effet sur certains gouvernants
Dans la foulée, il faut craindre que ce que la partie requérante considère comme une victoire du droit, ne soit balayé du revers de la main par les autorités de Lomé si cette décision ne suscite pas en elles, une inaction à défaut de les braquer contre l’institution judiciaire sous-régionale, comme on l’a vu dans le cas de la Côte d’Ivoire qui avait fini par prendre, en avril 2020, ses distances avec la juridiction de l’Union africaine (UA). Et ce à la suite d’une décision de cette dernière jugée favorable à l’ex-président de l’Assemblée nationale dont elle ordonnait la suspension du mandat d’arrêt. En attendant, la CEDEAO doit travailler à renforcer ses propres organes. Autrement, à force de voir les gouvernements en bafouer les décisions les uns après les autres, l’institution régionale qui n’a déjà pas bonne presse aux yeux des populations, risque de se fragiliser davantage si ses organes ne deviennent pas tout simplement des coquilles vides, juste bonnes pour orner le décor institutionnel si ce n’est pour faire illusion aux yeux des bailleurs de fonds. En tout état de cause, tant que les décisions de ces juridictions internationales n’auront pas un pouvoir coercitif, tout porte à croire que leurs sentences resteront sans véritable effet sur certains gouvernants. C’est dire s’il est temps, pour les chefs d’Etat de la CEDEAO, de donner les pleins pouvoirs à leur instrument judiciaire, pour lui permettre de jouer le rôle qui est le sien, dans son espace géographique. C’est une question de volonté et d’engagement politique. Car, comparaison n’est pas raison, mais « les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne, par exemple, sont obligatoires et exécutoires sur le territoire des Etats membres ». Et s’il ne vient à l’esprit d’aucun dirigeant de ces pays de s’y opposer sans apporter des preuves irréfutables, pourquoi en va-t-il autrement en Afrique ? Là est la véritable question.
« Le Pays”