GOUVERNANCE SOCIOPOLITIQUE AU TCHAD : La démocratie, un luxe pour Deby
Depuis hier, la marmite sociopolitique au Tchad est en pleine ébullition et pour cause, ironie du sort, les marmites dans les familles ont, elles, cessé de bouillir. En effet, l’opposition politique et la société civile, à travers une manif qu’elles ont baptisée « opération tintamarre », étaient dans la rue pour protester contre les mesures d’austérité prises par le gouvernement face au marasme économique que traverse le pays. Au nombre de ces mesures décriées, figure en tête de liste, le report sine die des élections législatives par manque de moyens. Ce qui maintient de facto le statu quo à l’Assemblée nationale où le parti présidentiel, le Mouvement patriotique du Salut (MPS), occupe 133 des 188 sièges depuis les dernières élections en février 2011.
L’assèchement des greniers publics n’est qu’un prétexte pour renvoyer aux calendes tchadiennes, les élections législatives
A priori, l’on peut comprendre cette décision de reporter les législatives par le président Idriss Deby Itno lui-même. C’est une véritable tempête de sable qui fouette économiquement aujourd’hui le Tchad en raison non seulement de l’effondrement des cours mondiaux du pétrole, mais aussi du fait de l’hémorragie financière que le pays a consentie pour mener ses opérations militaires au Nord-Mali, au Nigeria et au Niger. A ces difficultés conjoncturelles, il faut ajouter la mauvaise gouvernance économique du régime Deby lui-même, qui s’est montré incapable d’anticiper les crises en diversifiant les secteurs de l’économie tchadienne et les mesures populistes comme l’augmentation faramineuse des salaires pour contenir le front social. Si l’on ne peut donc dénier la réalité de la crise économique au Tchad, l’on ne peut cependant pas s’interdire de poser la question de savoir si Deby, en bon renard du désert, n’exploite pas la situation. En effet, il le sait, l’équilibre des forces politiques aujourd’hui au Tchad, n’est pas en sa faveur. L’on se souvient que même s’il avait été réélu en avril dernier avec près de 60% des suffrages exprimés, cette réélection a marqué néanmoins un recul de presque 30 points par rapport à la présidentielle de 2011 où il avait obtenu le score stalinien de 88%. Quand on sait que ces résultats contestés par l’opposition ont possiblement été « arrangés » par les officines sécrètes qui labellisent les résultats électoraux en Afrique, il est fort à parier que la courbe de la chute de popularité de Deby a maintenu son cours. Et ce n’est sans doute pas l’impasse économique où il a conduit le pays, qui viendra inverser la tendance. C’est dire que l’assèchement des greniers publics n’est qu’un prétexte pour renvoyer aux calendes grecques ou plutôt tchadiennes, les élections législatives. Et c’est sans nul doute ce qui explique le fait que la décision a été prise de façon unilatérale par le chef de l’Etat, alors qu’elle aurait pu être discutée avec toute la classe politique pour privilégier le consensus, en l’absence de base légale pour le faire et au moment où lui-même a récemment appelé son opposition au dialogue. L’autre raison inavouée du renvoi des élections législatives, est que le guerrier veut sans doute gagner du temps. Et en attendant que ce temps fasse son effet, il tente de renverser l’opinion révoltée en sa faveur en présentant les législatives comme superfétatoires dans un contexte de disette économique où la priorité doit aller aux moyens de subsistance. Et ce discours n’est pas vain, dans le contexte tchadien où les souvenirs de terribles famines restent bien présents dans les esprits et où la classe politique budgétivore à qui profitent les élections, n’a pas bonne presse dans les opinions africaines.
Deby se fait le héros d’une fausse bravoure
En tout état de cause, qu’elles soient officielles ou officieuses, les raisons que trouve Deby pour reporter les élections législatives sont symptomatiques de la perception qu’il a lui-même toujours eue de la démocratie qui, dans son schéma mental, est un luxe qu’il ne peut offrir au peuple tchadien. Appartenant à la meute des loups que le discours de La Baule a frauduleusement introduits dans la bergerie, il a établi au Tchad, une féroce dictature où l’opposition a été le plus souvent réduite au silence par les armes ou par les chaînes de prison. C’est dire à quel point cette mesure de report des élections réconcilie l’homme avec lui-même. On comprend pourquoi on ne sent pas de sa part une volonté affichée de sortir de l’impasse. Car, étant l’allié le plus précieux des Occidentaux dans la bande saharienne dans la lutte contre le terrorisme, il n’aurait sans doute pas eu beaucoup de mal à les faire cracher au bassinet pour donner plus de légitimité à son pouvoir. Tendant maladroitement la sébile aux mêmes Occidentaux, il s’est fendu de cette malheureuse déclaration : « Nous ne demandons pas à nos amis, à nos partenaires européens, d’envoyer leurs soldats mourir chez nous. Nous sommes prêts nous-mêmes, avec nos soldats, à nous engager et à ramener la paix dans notre sous-région. C’est ce que nous disons à nos partenaires, leur faire l’économie du sang des enfants européens ». Non seulement il fait preuve d’une regrettable gaucherie dans la manière de poser le problème, mais aussi dans le fond, son argumentaire repose sur du faux. Ce n’est qu’un secret de Polichinelle, l’Afrique est assez mal équipée pour faire seule face au péril terroriste. Il se fait donc le héros d’une fausse bravoure. Mais l’on peut déjà se réjouir que l’Afrique ne veuille plus tout attendre de l’Occident. Et c’est peut-être le seul aspect reluisant de la sortie de Idriss Deby Itno en trois décennies de pouvoir : il a été l’un des rares hommes d’Etat africains à bâtir une armée dotée de la puissance de feu nécessaire pour casser du terroriste et à la mettre au service de pays frères. Il reste à savoir si cet élan de solidarité aura un retour pour le sauver des sables mouvants où il semble s’enliser au rythme des bruits de casseroles.
« Le Pays »