DEPENALISATION DES DELITS DE PRESSE ET DES PEINES D’AMENDES : La SEP interpelle le président du Faso
Dans la lettre ci-dessous, adressée au président du Faso, la Société des éditeurs de la presse privée (SEP) attire l’attention de ce dernier sur la dépénalisation des délits de presse, notamment les nouvelles peines d’amendes pour diffamation qui, estime-t-elle, font peser de graves risques sur les entreprises de presse. Lisez plutôt !
Excellence monsieur le Président,
J’ai jugé utile de me tourner vers vous, en ma qualité de président de la Société des éditeurs de la presse privée de notre pays et en mon nom personnel, pour vous faire part d’une grave préoccupation des éditeurs de la presse privée du Burkina. Je tiens tout d’abord à solliciter votre compréhension pour cette voie de la lettre ouverte choisie qui, en fait, s’impose à moi et s’explique uniquement par l’urgence de la situation qui concerne la survie de notre profession, l’exercice de la liberté d’expression et le pluralisme démocratique dans notre cher Burkina Faso. Par ailleurs, procéder par cette lettre me semble le moyen le plus sûr que notre requête vous parviendra dans les meilleurs délais.
Monsieur le Président,
Votre gouvernement a adopté, en sa séance du Conseil des ministres extraordinaire du 30 août 2015, une batterie de textes relatifs à la presse. Il s’agit notamment :
– de la loi portant régime juridique de la presse écrite qui consacre la dépénalisation des délits de presse;
– de la loi portant régime juridique de la presse en ligne;
– de la loi portant régime juridique de la presse radiodiffusion sonore et télévisuelle, etc.
Excellence monsieur le Président,
Ces lois consolident bon nombre d’acquis au niveau des médias et apportent, sur certains aspects, des innovations à même de renforcer l’environnement médiatique national. Mais, il faut reconnaître que nonobstant les avancées positives qu’elles charrient, de sérieuses préoccupations sont nées en ce qui concerne les mesures du gouvernement de la Transition autour de la dépénalisation des délits de presse.
Ainsi, tout en abrogeant les peines privatives de liberté, il a été introduit, au même moment, des peines d’amendes de dix à quinze millions de francs, en matière de diffamation. L’article….du projet de loi en cours d’adoption par les députés du CNT dispose comme suit: “…..”
Monsieur le Président,
C’est avec stupéfaction et désolation que nous avons découvert cette augmentation exponentielle des quantums des amendes. En effet, à notre grand étonnement, les amandes actuellement en vigueur ont été multipliées par quinze. Cela est largement au-dessus de la capacité financière des organes de presse sans distinction, est en déphasage avec la réalité et va au-delà de toute appréciation objective. Une telle proposition nous surprend, car un dialogue initié par le ministère de la communication sur la présente loi entre tous les acteurs, les professionnels et des spécialistes du secteur des médias nationaux de notoriété internationale, s’était tenu à Koudougou et avait adopté de manière consensuelle la nécessité de considérer les amendes déjà existantes comme étant suffisantes et largement dissuasives.
Monsieur le Président,
La nouvelle disposition fait peser de graves risques sur les entreprises de presse, l’emploi des journalistes et de nombreux autres secteurs d’activités connexes, le budget national et la démocratie burkinabè. Par la présente, je sollicite humblement de votre part une intervention pour infléchir notablement les propositions revues en hausse, car le projet tel que libellé va sans aucun doute entraîner la mort subite et forcée des organes de presse, l’un après l’autre, occasionnant ainsi de lourdes conséquences sur la démocratie et subséquemment la paix sociale et la renommée de notre cher Faso dont la maturité et la qualité de la presse sont reconnues dans la sous-région et même au-delà, et provoquer un net recul de la démocratie. Pour toutes ces raisons d’intérêt national et, en l’absence d’arguments objectifs prouvant la nécessité d’augmenter les peines d’amendes, à part la thèse de la dissuasion qui se nourrit de préjugés, clichés et présuppositions illusoires et, au nom des énormes services que cette presse a rendu à la société et continue de lui rendre, nous pensons que son sort doit être amélioré et non scellé comme tout concourt à le faire. Cela, nous l’affirmons en prenant appui sur votre slogan, à savoir « Plus rien ne sera comme avant » qui a conquis le cœur des Burkinabè et leur a permis d’entretenir l’espoir d’une nouvelle ère de pratiques justes et équitables au Burkina. Le régime du Président Blaise Compaoré, emporté par l’insurrection populaire, a longtemps voulu de la prison des journalistes en reportant à chaque fois, sur la base d’arguments souvent spécieux, la dépénalisation des délits de presse.
Le 22 janvier 2015, vous avez promis au monde de la presse nationale que vous receviez, que les peines privatives de liberté des journalistes qui met le Burkina en porte-à-faux avec ses engagements et les instruments de droit au plan régional, continental et international, seraient levées avant la fin de la Transition. Cela est en passe d’être une réalité et c’est tout à votre honneur et je tiens, au nom de toute la corporation, à vous témoigner notre gratitude. Cependant, la tâche noire de cette bonne action viendra de ces amendes trop lourdes qui vont en réalité annihiler les effets positifs des avancées indéniables obtenues.
Monsieur le Président,
Comme vous le savez, l’Etat du Burkina Faso a été condamné le 5 décembre 2014 par la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples (CADHP) à Arusha, en Tanzanie, dans l’affaire qui l’a opposé à notre confrère Issa Lohé Konaté, directeur de publication de L’Ouragan, qui avait été condamné à une peine privative de liberté. Cette condamnation est un élément supplémentaire pour inciter à l’abrogation de la peine privative de liberté dans notre législation nationale, afin de nous conformer aux instruments internationaux et aux traités que nous avons signés. En effet, notre pays a violé l’article 66 du traité révisé de la CEDEAO, l’article 9 de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples, et l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
En tout état de cause, et au regard de ce qui précède, il apparaît injuste que, pour se conformer à ses engagements internationaux aux fins de redorer son image de pays civilisé, démocratique et moderne, le gouvernement veuille faire supporter une contrepartie par les médias à travers cette surévaluation de la peine d’amende.
Il nous revient que certaines personnes suggèrent d’aligner notre quantum sur ceux d’une prétendue norme sous-régionale qui n’existe d’ailleurs pas. En la matière, aucune prétendue norme communautaire n’existe qui peut s’opposer au gouvernement burkinabè d’édicter ses normes propres. La raison est que, non seulement le Burkina est un pays souverain, mais également les contextes d’évolution et de développement du secteur des médias sont différents d’un pays à un autre. Pourquoi ces mêmes personnes ne suggèrent-elles pas d’aligner aussi sur ces pays la subvention de l’Etat à la presse privée et les autres avantages que ces pays octroient à leur presse ?
Monsieur le Président,
Si la dépénalisation doit être vue comme une solution pour que les journalistes soient plus libres de travailler et regagnent la dignité dans le traitement qui leur est réservé en cas de faute professionnelle, les amendes de dix à quinze millions ne sont guère meilleures dans le fond car ce sont des « peines de mort » pour les organes de presse.
On peut légitimement s’interroger sur la dignité des journalistes condamnés au chômage et se demander s’il n’est pas préférable pour eux d’effectuer des peines de prison et de retrouver leurs emplois après l’exécution de leurs condamnations ! Ce qui est en cause, ce n’est pas l’indignité de faire la prison, mais d’en faire pour des délits d’opinions au XXIe siècle.
Excellence monsieur le Président,
En votre qualité de Président de la Transition, nous voudrions vous dire que les promoteurs des organes de presse attendent beaucoup de vous, concernant cette question cruciale des amendes. En cette fin de la Transition qui fut laborieuse, l’on peut noter que vous avez su avoir les ressources nécessaires pour permettre à celle-ci de rester sur les rails et de continuer d’aller vers son aboutissement heureux. Nous souhaitons que vous puissiez laisser derrière vous une presse assurée d’une existence continue pour poursuivre l’œuvre d’information et de formation des citoyens.
Enfin, notre vœux le plus cher est que votre passage à la tête de l’Etat burkinabè marque le début d’une ère d’indépendance, de liberté et de consolidation pour les médias et non le point de départ d’une régression de la presse et du pluralisme démocratique. Qu’il vous plaise donc d’interpeller votre gouvernement à revoir sa copie ou, le cas échéant, d’user de vos prérogatives pour annuler les effets pervers de cette loi si, en dépit de tout, elle venait à être votée sans un consensus minimum.
Je vous prie d’agréer, Excellence monsieur le Président, l’expression de mes sincères marques de considération.
Lookmann Sawadogo,
Président de la Société des éditeurs de la presse privée du Burkina