REMISE DE PASSEPORTS A LAURENT GBAGBO:Un couteau à double tranchant
Après plusieurs mois de démarches administratives afin d’obtenir auprès des autorités d’Abidjan, des documents de voyage, l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo s’est vu remettre, vendredi dernier, deux passeports, l’un ordinaire, l’autre diplomatique, ouvrant ainsi la voie à son retour éventuel dans son pays. Celui qui avait accédé au pouvoir par les urnes en 2000 avant d’en être délogé par les armes en 2011, voit ainsi son rêve de rentrer au bercail prendre forme, après avoir passé près d’une décennie dans le pénitencier de la Cour pénale internationale pour les actes supposément criminels qu’il aurait posés pendant la sanglante crise post- électorale de 2010-2011. Comme tout le monde le sait, la CPI a considéré cette gravissime accusation portée par la procureure Fatou Bensouda, comme un véritable storytelling, et a acquitté Laurent Gbagbo en première instance en janvier 2019 avant de le libérer sous condition en février de la même année.
Depuis, le Woody comme le surnomment ses inconditionnels, est pour ainsi dire, cantonné à Bruxelles, même s’il a l’autorisation de voyager dans tous les pays signataires du Traité de Rome qui a donné naissance à la CPI, à condition bien sûr que ces derniers veuillent bien l’accueillir. Depuis, il envisageait son retour en Côte d’Ivoire mais pour cela, il lui fallait d’abord des documents de voyage, mais également l’accord des autorités ivoiriennes auxquelles une demande dans ce sens aurait été adressée depuis plusieurs mois. Avec la remise des passeports à l’ancien président, on peut dire que son retour tant attendu par ses partisans, est désormais possible mais pas inéluctable, et il restera hypothétique aussi longtemps que le régime actuel y verra un risque élevé de troubles à l’ordre public que pourraient déclencher ses partisans dès sa descente d’avion à l’aéroport Félix Houphouët Boigny.
Les partisans de Gbagbo devront encore prendre leur mal en patience
Car, le très clivant Laurent Gbagbo dispose encore de milliers de partisans en Côte d’Ivoire, prêts à tout pour redorer le blason de leur chef, terni depuis avril 2011 par son ennemi intime Alassane Ouattara, avec la mise en scène hollywoodienne de son arrestation en milieu de journée, dans le décor apocalyptique du Palais présidentiel dévasté par une semaine de bombardements intensifs par l’aviation française. Le régime actuel sait que les « Gbagbo ou rien » (GOR) n’ont jamais renoncé à leur rêve de prendre leur revanche et c’est cette peur diffuse d’une situation troublée qu’engendrerait le retour de l’enfant prodige, qui a expliqué le dilatoire dans la confection et la remise des passeports à ce dernier. Mais une chose est de remettre ces documents au demandeur, une autre plus incertaine est de l’autoriser à fouler le sol d’Abidjan.
Les partisans de Gbagbo devront encore prendre leur mal en patience car, contrairement à ce que beaucoup d’entre eux pensent, ce retour, sauf surprise, n’interviendra pas avant plusieurs mois, le temps que les autorités actuelles aient la totale maitrise de la situation intérieure, fortement dégradée depuis la réélection controversée du président Ouattara. Ce dernier brandira sans doute l’argument selon lequel Gbagbo n’est pas encore totalement blanchi par la Justice internationale, la procureure ayant fait appel de l’arrêt de remise en liberté prise en première instance, pour garder le ‘’trublion’’ loin des frontières ivoiriennes, sans donner l’impression à ceux qui piaffent d’impatience, qu’il a volontairement bloqué son retour pour des raisons purement politiques. Et pour calmer la fronde des Gbagboistes qui risque d’aller crescendo et d’alimenter la crise postélectorale en cours, Alassane Ouattara et les siens ont voulu se montrer magnanimes à l’égard du célèbre exilé en lui remettant les documents de voyage qu’il réclamait à cor et à cri.Même si Laurent Gbagbo a considéré ce geste comme un « épiphénomène », il n’en reste pas moins vrai qu’il contribue à décrisper le climat politique particulièrement orageux depuis que Ouattara a rempilé pour la troisième fois consécutive, et s’inscrit dans la dynamique de la réconciliation nationale que tous appellent de leurs vœux. Une chose est sûre : dans cette Côte d’Ivoire qui connait de plus en plus une polarisation ethnique du débat politique, aucun camp ne peut diriger sereinement le pays sans la contribution des autres, comme le prouvent à merveille les récentes manifestations anti-Ouattara sur fond de rivalités communautaires.
Le retour au pays de l’un des symboles du déchirement politico-social en Eburnie, est certes un couteau à double tranchant pour le pouvoir, mais il faudrait qu’il l’inscrive le plus vite possible dans l’agenda de la réconciliation afin de passer aux choses sérieuses maintenant que tout semble indiquer que la pilule du troisième mandat de Ouattara, quoique amère, a été avalée par ceux-là même qui juraient, il y a seulement quelques semaines, qu’ils ne le reconnaitraient plus comme président après le 31 octobre, date de la dernière élection présidentielle.
Hamadou GADIAGA