VERDICT DU PROCES THOMAS SANKARA /« Passons à autre chose », dit Léonce Koné
Tout en regrettant les lourdes peines dont ont écopé Blaise Compaoré et Gilbert Diendéré, à l’issue du procès Thomas Sankara, l’auteur du point de vue ci-dessous, Léonce Koné, qui n’est plus à présenter, estime qu’il est maintenant « temps de refermer cette page pour passer à autre chose ». D’autant que, dit-il , notre pays fait face à de nombreux défis. Lisez !
« Que penser du verdict du procès de l’assassinat de Thomas Sankara et de ses conséquences éventuelles dans la vie de la Nation burkinabè, dans le contexte actuel du pays, marqué à la fois par la guerre contre le terrorisme djihadiste et par le changement de régime intervenu en janvier 2022 ?
Tout d’abord, je relève une constatation, qui peut paraître anecdotique : tout au long de cette affaire, c’est-à-dire depuis 35 ans, on n’a cessé de parler de l’assassinat de Thomas Sankara « et de ses douze compagnons ». Comme si les douze infortunés qui avaient péri en même temps que Thomas Sankara comptaient pour quantité et vies négligeables. Il est vrai que l’aura exceptionnelle qui entoure la personnalité, le règne et le destin tragique du héros de la révolution burkinabè peut expliquer que l’on accorde moins d’attention aux personnes qui ont perdu la vie en même temps que lui. Mais j’ai été frappé par l’anonymat dans lequel ces autres victimes ont été maintenues, par la Justice et par beaucoup de commentateurs. Ce fait n’est pas simplement anecdotique. Il participe de la sacralisation que certains des partisans de Thomas Sankara se sont employés à ériger autour de sa mémoire, qui justifie que seul compte son sort, qui est assimilé à celui du pays tout entier. Que pèse la vie de douze « compagnons » dans cette légende christique ? Si j’étais le parent d’une de ces victimes oubliées, j’en ressentirais une certaine amertume. Comme citoyen, je regrette qu’il en soit ainsi. De la même manière que je regrette l’oubli dans lequel on essaie de reléguer toutes les victimes des violences de la période révolutionnaire et donc les multiples tueries perpétrées sous le règne de Sankara.
Mais revenons au procès lui-même. Maintenant qu’il s’est achevé, il est inutile de ressasser toutes les raisons objectives que l’on peut avoir de contester le caractère équitable de cette procédure. Pour l’avoir expérimentée, je ne me fais aucune illusion sur la capacité, ou même la volonté de cette juridiction d’exception qu’est le tribunal militaire, de dispenser une justice véritable. Avec un zèle aveugle, elle sert les intérêts du pouvoir du moment, quitte à se trouver empêtrée dans sa propre incohérence, lorsque l’instabilité politique du Burkina l’amène à ne plus savoir à qui obéir, à quel saint se vouer.
Jugez-en plutôt : Blaise Compaoré et Gilbert Diendéré (pour ne citer que les deux accusés principaux) sont poursuivis devant le Tribunal militaire pour avoir réalisé un attentat contre la sûreté de l’Etat le 15 octobre 1987. Il leur est reproché également d’avoir, à cette occasion, organisé le meurtre du Chef de l’Etat de l’époque, Thomas Sankara. D’où l’accusation de complicité d’assassinat. Si l’on s’en tient au chef d’accusation d’attentat contre la sûreté de l’Etat, il faut rappeler que « l’Etat » dont il s’agit était gouverné par un régime d’exception, dépourvu de Constitution, se proclamant révolutionnaire, instauré par un putsch perpétré le 4 août 1983 par les mêmes protagonistes : Blaise Compaoré et Thomas Sankara, auxquels était associé Gilbert Diendéré. En dehors de la mort violente, forcément condamnable de Thomas Sankara, quelles règles constitutionnelles de l’époque avaient été violées pour que l’on puisse parler sérieusement, 35 ans plus tard, d’attentat contre la sûreté de l’Etat ?
Mais ce n’est pas le plus étrange. Trente-cinq ans après ces évènements, le procès de l’assassinat de Thomas Sankara et du supposé attentat contre la sûreté de l’Etat qui l’a accompagné, commence, le 11 octobre 2021, sous le régime de Roch Marc Christian Kaboré, président élu, qui est heureux de l’occasion que cela lui offre de solder ses comptes avec Blaise Compaoré dont le prestige demeure vivace auprès d’une partie de l’opinion burkinabè, malgré l’insurrection qui l’a chassé du pouvoir en octobre 2014. Or, voilà que Roch Kaboré lui aussi est victime d’un coup d’Etat le 24 janvier 2022 ; ce qui entraîne comme conséquence que le procès de l’affaire Sankara se poursuit désormais dans un régime d’exception. D’où l’interrogation que se posent les avocats des accusés et certains observateurs : est-il concevable de continuer à poursuivre des gens sous le chef d’accusation d’attentat contre la sûreté de l’Etat pour les évènements d’octobre 1987, alors même que le pays (et en particulier le parquet militaire) se trouve sous l’autorité d’un régime issu lui aussi d’un coup d’Etat ?
Face à ce dilemme, les avocats de la défense choisissent de consulter le Conseil constitutionnel. Il faut rappeler que celui-ci, quelques jours après le récent coup d’Etat, avait montré un exceptionnel sens de l’opportunisme, doublé d’une inventivité juridique des plus agiles, en prenant de lui-même l’initiative de proclamer que la dévolution du pouvoir s’était faite dans le strict respect de la Constitution burkinabè, complétée par l’Acte fondamental et la Charte de la Transition, textes sui generis du nouveau régime, élevés par la magie au rang de normes constitutionnelles. Je suppose qu’il faut y voir une forme d’état de nécessité, au sens le plus prosaïque : l’enjeu pour les membres du Conseil était de manifester avec éclat leur allégeance spontanée et active aux nouvelles autorités, pour éviter de perdre leur confortable sinécure.
Sans surprise, après un exposé des motifs très argumenté, articulé sur les contorsions juridiques dont il a le secret, le Conseil constitutionnel a conclu que l’accusation d’attentat contre la sûreté de l’Etat pouvait être maintenue, nonobstant l’Etat d’exception (validé par ses soins) qui prévaut dans le pays. Evidemment, le tribunal militaire s’est engouffré dans cette brèche béante, en mettant entre parenthèses la situation actuelle du pays, pour statuer comme si nous étions sous le règne d’un régime républicain des plus ordinaires. A ce qu’on m’a dit, le Parquet militaire, ajoutant une dimension cocasse à ses réquisitions, s’est offert le luxe de présenter ses excuses pour n’avoir pas engagé des poursuites contre Blaise Compaoré et ses complices dès 1987. Faut-il y voir une critique du manque de courage et de conscience professionnelle des procureurs militaires de l’époque ? J’ignore si quelqu’un a eu la présence d’esprit de leur demander s’ils comptent racheter la couardise de leurs devanciers, en ouvrant une procédure contre les auteurs du coup d’Etat de 2022. Tout cela n’est pas sérieux.
Concernant le chef d’accusation d’assassinat, qui est finalement le plus grave et le plus important, l’intérêt du procès était d’élucider les circonstances précises de ce crime, d’en identifier les auteurs et les complices, en somme, de révéler la vérité à ce sujet, à la fois pour les familles des victimes, pour la société et pour l’Histoire. Est-on parvenu à cette vérité de manière incontestable, au terme du procès ? Je n’en ai pas l’impression. On en est resté à des conjectures plus ou moins fondées. Blaise Compaoré est celui à qui le crime a profité, puisqu’il a pris le pouvoir à la place de Sankara. Les militaires qui ont ouvert le feu sur Sankara et sa suite ont été identifiés comme faisant partie de sa sécurité. C’est de son domicile qu’ils se sont rendus dans l’immeuble du Conseil de l’Entente où se trouvait Sankara. Il existait une crise larvée à la tête de la révolution burkinabè, opposant Blaise Compaoré et Thomas Sankara, dont beaucoup redoutaient qu’elle finisse par être tranchée dans la violence. Tout cela est de nature à nourrir une forte présomption sur l’implication de Blaise Compaoré dans cette opération. En dehors de cette présomption, le procès a-t-il permis de révéler des preuves matérielles ou des témoignages directs montrant que Blaise Compaoré était le commanditaire de cet assassinat, ou même qu’il en était informé ? Rien de tel n’a été établi. Comme on l’a su, les entourages des deux leaders étaient prêts à en découdre, pour trancher cette situation volatile. Il n’est donc pas exclu que l’un comme l’autre aient pu être débordés par les initiatives de leurs équipes. On ne saura peut-être jamais le fin mot de cette histoire.
Quoi qu’il en soit, je ne suis pas vraiment surpris par le jugement qui a été rendu par la Chambre de première instance du tribunal militaire. Je n’avais pas de doute que cette juridiction serait l’instrument de la vengeance des nombreux adversaires politiques que Blaise Compaoré s’était créés au fil de son long règne. C’est pourquoi, chaque fois que l’occasion m’en a été donnée, je l’ai dissuadé d’accepter de comparaître à ce procès, à supposer qu’il en eût l’intention. Je savais que l’affaire était jugée d’avance par un mécanisme de revanche et d’humiliation mis en place par ses ennemis. Le déroulement et la conclusion du procès me confortent dans cette opinion.
Le tribunal a condamné Blaise Compaoré à la réclusion criminelle à perpétuité, ainsi qu’à la déchéance de toutes ses décorations burkinabè, alors que le Parquet militaire avait requis à son encontre 30 ans d’emprisonnement. Sans doute a-t-on voulu, en lui infligeant cette peine maximale et infamante, le punir de son absence de l’audience, qui privait ses adversaires des séances d’humiliation publique qu’ils attendaient. De la même manière, le tribunal a puni le Général Diendéré de peines identiques, supérieures aux réquisitions du Parquet militaire, pour lui faire payer la loyauté qu’il a montrée envers Blaise Compaoré et son attitude altière tout au long du procès. Aux âges qu’ils ont, convenez que la perpétuité qui leur a été infligée ne fait pas une vraie différence avec la peine de 30 ans réclamée initialement par le Parquet. Ce qui rend cet acharnement de dernière minute d’autant plus dérisoire et ridicule.
Je sais que le Président Blaise Compaoré accueillera cette sentence vindicative avec sa placidité habituelle, sans y prêter plus d’attention que nécessaire. Quant au Général Diendéré, il continuera d’incarner les plus hautes vertus militaires et patriotiques, quelles que soient les avanies que voudront lui infliger de petits esprits revanchards.
Certains diront que justice a été rendue. Grand bien leur fasse. Pour ma part, je considère qu’un simulacre de justice s’est achevé, à moins qu’intervienne un appel dont il ne faut rien attendre. Maintenant, il est temps de refermer cette page pour passer à autre chose.
J’entends certaines personnes exprimer, avec aigreur, la crainte que la fin de ce procès ouvre la voie à un processus de réconciliation qui conduirait à des mesures de grâce et d’amnistie, ce à quoi elles se déclarent résolument opposées. Je croyais que c’était cela la logique du fameux triptyque « Vérité-Justice- Réconciliation » !
Notre pays a passé presque 40 ans à ressasser les haines provoquées par les règnes successifs de Thomas Sankara et Blaise Compaoré. La majorité des jeunes Burkinabè qui prennent position aujourd’hui, avec passion, pour l’un ou l’autre de ces dirigeants, n’étaient même pas nés à l’époque de leurs dissensions. Au moment où elle est soumise à des périls qui menacent sa cohésion et son existence même, notre Nation n’a pas besoin d’ajouter à ses difficultés le poids et le venin de vieilles rancœurs stériles, entretenues par des politiciens en mal de projets d’avenir et d’espérance. Les présidences de Thomas Sankara et de Blaise Compaoré appartiennent à l’Histoire du Burkina Faso, pour le meilleur et pour le pire. Laissons au temps et à l’Histoire le soin de dire ce que leurs gouvernances respectives ont apporté ou coûté à notre pays. S’il y a lieu, sachons tirer des leçons utiles de leur expérience. Acceptons de leur rendre l’hommage que nous devons à tous ceux de nos compatriotes qui, avec des fortunes diverses, ont conduit les destinées de notre pays.
Mais surtout, décidons-nous à tourner la page et à regarder vers l’avenir. Les défis qui se posent à la nouvelle génération des dirigeants du Burkina Faso sont les plus graves que notre pays ait connus depuis son indépendance : la guerre antiterroriste, le sort tragique des déplacés internes, l’occupation d’une large partie du territoire national par des forces ennemies, la crise alimentaire et humanitaire, les tensions inter communautaires, l’implication controversée des organisations d’intégration sous-régionales (UEMOA, CEDEAO) dans les processus démocratiques nationaux, la construction laborieuse de l’intégration monétaire, les incertitudes liées à l’environnement international, la question climatique, le bouleversement démographique, la révolution numérique, l’exigence de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption, la réforme de la justice, la prévention des pandémies, etc.
Ces sujets sont importants et prioritaires. Ils suffisent à expliquer que nous ayons besoin d’un minimum de paix commune, de tranquillité d’esprit, de tolérance mutuelle et de cohésion. Comme elles l’ont annoncé, je souhaite que les nouvelles autorités du pays aient le courage d’engager la Nation dans cette voie, avec détermination et persévérance, sans a priori, dans une démarche pragmatique et volontariste.
Léonce Koné »