HomeA la uneOUMAROU YARO, EXPERT EN GESTION DE LA PERFORMANCE SOCIALE « Si nous tuons l’investissement et les entreprises créatrices d’emplois et de richesses, aucun développement ne sera possible »

OUMAROU YARO, EXPERT EN GESTION DE LA PERFORMANCE SOCIALE « Si nous tuons l’investissement et les entreprises créatrices d’emplois et de richesses, aucun développement ne sera possible »


Depuis le 18 décembre, le Burkina Faso tient son budget 2019, un budget qui prévoit des recettes de 1954,5 milliards de F CFA contre des dépenses prévisionnelles de 2213,290 milliards de F CFA. C’est un budget surtout marqué par la baisse des investissements et la hausse des allocations aux ministères de la Défense et de la sécurité ainsi que dans les secteurs de la Santé et de l’Education. Il n’en fallait pas plus pour que la ministre de l’Economie, des finances et du développement, Rosine Coulibaly Sori, le qualifie de budget pro-pauvre. Notre rubrique Tendances qui ouvre ses colonnes aux spécialistes sur des questions de développement socioéconomique, a voulu décortiquer un pan de ce budget avec Oumarou Yaro, spécialiste de la gestion de la performance sociale et économique.

 

 

Le Pays : L’Assemblée nationale vient d’adopter le budget de l’Etat exercice 2019, un budget qui, selon le gouvernement, consacre une priorité aux secteurs sociaux et à la sécurité. Pensez-vous que ce budget est capable d’améliorer les conditions de vie des populations et le développement du pays ?

 

Oumarou Yaro (O.Y) : Effectivement, nous avons tous suivi le débat autour de ce budget et  c’est au pied du mur qu’on connaîtra le bon maçon. Un budget est une intention de dépenses et il faudra faire une différence entre l’allocation budgétaire et l’efficacité budgétaire. L’allocation budgétaire est le montant prévu pour un secteur. L’efficacité budgétaire est la manière dont l’argent a été dépensé. On peut donc dépenser tout l’argent prévu pour un secteur ou une activité sans pour autant avoir l’effet escompté. S’il n’y a pas d’efficience de la gestion, aucun budget ne peut créer un bien-être et de nouvelles richesses. Aujourd’hui, si vous prévoyez de renforcer les capacités opérationnelles de nos Forces de défense et de sécurité avec un budget de 100 millions de F CFA et que dans la pratique, 90 millions de F CFA ont été dépensés dans les charges administratives, à travers des colloques et séminaires avec pléthore de participants sur la sécurité, les paiements de billets d’avions, de salaires, de commissions, de factures d’électricité, de véhicules privés, vous verrez que les 10 millions de F CFA restants sont très insuffisants pour un résultat probant, notamment la formation pour améliorer les capacités opérationnelles ou les équipements. Il faut distinguer l’obligation de dépenser et l’impact de la mise en œuvre du budget. Il ne servirait certainement à rien de promouvoir les politiques inefficaces et sans impact, ou d’avoir des politiques à effets positifs mais à des coûts exorbitants.

 

Le ministre en charge des Finances parle d’un budget pro-pauvre. Vous qui êtes un spécialiste de la performance sociale, à quoi renvoie ce concept ?

 

C’est certainement une expression utilisée pour convaincre l’opinion ou pour justifier la politique d’imposition mise en place pour financer le budget. Cela voudrait dire que les programmes en direction des plus démunis, ont été créés ou maintenus, peut-être aussi que les plus nantis payeront pour les plus pauvres. Un budget pro-pauvre devra en principe permettre de faire reculer les frontières de la pauvreté. On ne peut s’en apercevoir que lorsqu’il y a un dispositif de suivi-évaluation.

 

On a remarqué un relèvement au niveau de l’assiette fiscale et les conséquences prévisibles sur les coûts des marchandises et des produits de premières nécessités. Une bonne partie de l’opinion parle de mesures antisociales. Est-ce qu’on peut améliorer le quotidien des Burkinabè en surtaxant ainsi?

 

Entre l’amélioration des indicateurs financiers et la demande sociale, l’Etat se retrouve entre le marteau et l’enclume. C’est vrai que l’Etat vit essentiellement à travers les impôts, les dons et les prêts, mais il faudra manier avec précaution. Aujourd’hui, si nous tuons l’investissement et les entreprises qui doivent créer des emplois et des richesses, aucun autre développement ne sera possible. Le principe que les plus nantis contribuent pour les plus pauvres n’est pas mauvais en soit, mais il faudra savoir où remuer le couteau pour qu’il n’y ait pas un renchérissement de la vie et des tensions sociales. Pour gagner plus, il faudra produire plus, il faudra plutôt mettre en place des mécanismes qui favorisent la production des biens et richesses. Certaines décisions doivent être prises à l’issue d’études et de concertations, sinon ça peut être contreproductif.

 

Quels pourraient être les obstacles objectifs à la réalisation d’un tel budget ?

 

Au-delà de la volonté de l’Etat, même si ce budget était effectivement pro-pauvre, beaucoup d’obstacles sont à prévoir. Ces obstacles pourraient remettre en cause sa mise en œuvre convenable et nous éloigner de l’impact recherché. D’abord, il faut reconnaître que notre Administration n’est pas performante et est très allergique au changement, ce qui peut créer des pertes énormes en termes de productivité. Aujourd’hui, si vous devez régler un problème au service des passeports, au service des impôts, au guichet unique,  à la solde, dans une banque, votre journée est d’office perdue. Pendant ce temps, d’autres usagers de votre propre service vous attendront aussi en vain, et ainsi de suite, car la chaîne administrative ou de production est coupée  et tout le monde en paie les conséquences. Ensuite, il faut noter que notre nation est actuellement en crise de valeurs et il faudra prévoir le coût de l’incivisme qui peut amener l’Etat à effectuer des dépenses imprévues pour la réparation des conséquences de cet incivisme. Il n’y a, en effet, aucun respect du bien commun ni des valeurs qui fondent le Faso. Puis, il faut ajouter les tensions sociales qui provoquent quelques fois des arrêts de travail, préjudiciables à l’économie. Ce qui nécessite donc de régler la question sociale ou que les acteurs impliqués trouvent des formules plus souples d’actions. Il y a aussi le dividende démographique qui est véritablement un frein pour un pays comme le Burkina qui a mal à sa jeunesse et à ses statistiques. Quand vous regardez les programmes vaccinaux du ministère de la Santé, vous verrez qu’on parle souvent d’une couverture vaccinale largement supérieure à 100%. En réalité, ce sont le nombre d’enfants vaccinés qui sont supérieurs au nombre connu ou prévu et ça donne l’impression que certains enfants ont été vaccinés deux fois ou qu’on a vacciné les enfants des pays voisins. C’est la même chose dans le domaine de l’éducation, etc. Enfin, il faut tenir compte des pertes liées à la mauvaise gestion qui peut ne pas être là où l’on croit, mais entre les mains des opérationnels. Aujourd’hui, il y a des travailleurs qui sont capables de se faire corrompre à un million de F CFA et faire perdre ainsi des centaines de millions de F CFA à l’Etat ou à leur entreprise. La mauvaise gestion pourrait se traduire aussi par un mauvais choix des investissements, des prestataires ou des procédures. J’ose bien croire que ce sont des risques qui ont certainement été analysés.

En lien avec la gouvernance, le président du Faso a été crédité d’une note de 4,9/10 pour 2018 dans un récent sondage d’opinion, une note qui fait polémique parce que la majorité la trouve faible par rapport aux efforts fournis alors que l’opposition la trouve même élevée par rapport aux résultats sur le terrain. Quelle est votre lecture ?

 

Comme c’est un sondage d’opinion, il faut prendre le résultat comme tel et espérer qu’au moment de l’interview, l’enquêté est dans une disposition où son sens du jugement est au bon point, que sa subjectivité n’a pas pris le pas sur son objectivité. En matière d’opinion, il faut savoir concilier ses émotions et la raison. Cela ne dépend pas de celui qui recueille l’opinion mais de celui qui donne. Par exemple, si au moment de recueillir son opinion, il tient une facture ou une ordonnance qu’il n’arrive pas à honorer, il appréciera mal tout ce qui suit. De même, si c’est au lendemain de l’inauguration d’une infrastructure de son village, il verra tout en bien. En fonction aussi de son bord politique, il peut tout voir en blanc ou en noir. Si on réinterroge la même personne dans d’autres conditions, son opinion pourrait changer. C’est le seul paramètre non maîtrisable au cours d’une enquête d’opinion.  Cette note est certainement proche de la réalité, en fonction des attentes des uns et des autres. Le débat sur le manque de corrélation entre les actions des gouvernants et le ressenti des populations, va se poursuivre encore longtemps, tant qu’on n’aura pas de bon mécanisme de redistribution des fruits de la croissance et une bonne communication sur les programmes de développement. Il faut que la population sache les actions qui sont programmées à court, moyen et long termes pour pouvoir ajuster leurs attentes. En retour, les gouvernants doivent aussi promouvoir un certain nombre de valeurs et de politiques à valeur ajoutée. C’est en cela que le développement des programmes de gestion de performance sociale est nécessaire et même urgent.

 

Que préconisez-vous pour améliorer aussi bien les indicateurs économiques que sociaux ?

 

Il n’y a pas de secret, il faut travailler davantage. Il faut développer de bonnes politiques économiques et sociales, il faut mettre en place des outils et des mécanismes d’évaluation de la pauvreté, qui tiennent compte de nos réalités et d’un certain nombre de paramètres, il faut mieux orienter les investissements. J’avais déjà donné d’autres pistes dans une précédente interview liée au bon climat des affaires, à la bonne gouvernance et au mécanisme de redistribution des richesses. Sur le plan individuel, il faut que nous soyions plus solidaires et plus sensibles aux conditions de vie et de travail des autres. La question de performance sociale est une chaîne et chacun de nous constitue quelques fois un point de blocage à travers nos égoïsmes. Il faudra encourager les initiatives locales en matière de développement et de recherches. Toutes ces grandes firmes japonaises, chinoises, américaines, coréennes, etc., sont l’œuvre de personnes bien inspirées qui ont bénéficié de l’accompagnement de leur Etat. En retour, l’Etat collectera plus d’impôts et bénéficiera en plus de la contribution du secteur privé dans le financement des secteurs sociaux. Il faudra repenser notre modèle de développement pour ne garder, pour le cas de la Fonction publique, que des travailleurs vraiment motivés, compétents dans leurs domaines, intègres et engagés, et créer des conditions de reconversion de tous ceux qui y sont par formalisme, juste pour un salaire. Certains travailleurs pourraient se sentir mieux dans le domaine de l’agriculture, de l’élevage, etc., si le dispositif de reconversion est performant et incitatif. Il faut développer les secteurs de production et ne pas laisser penser que ce sont des questions de paysannerie.

 

Interview réalisée par Drissa TRAORE

 

 

 

L’expertise de l’invité

 

Diplômé en Ingénierie Conseil et Formation de l’université de Rouen (France) ; ambassadeur de la smart Campaign pour la protection des clients des institutions financières ; chevronné en micro finance et en finance Inclusive responsable. Expert/Formateur en marketing et stratégie de communication politique ; auditeur en management de la performance sociale (Social Performance Indicators- SPI4) ; formateur certifié CGAP (Consultative Group to assist the poor) sur l’éducation financière; certifié  à la gestion des coopératives d’épargne et de crédit de l’Institut Panafricain d’Economie Coopérative ; tuteur pour le Burkina Faso du Programme d’Appui à la Mobilisation de l’Epargne dans la Francophonie (Université Africaine du Développement Coopératif) ; membre du comité métier pédagogique (responsable d’agence) du centre de formation à la profession bancaire (CFPB) de Paris ; membre du groupe de référence de la performance sociale de la confédération des institutions financières de l’Afrique de l’ouest (CIF-AO) ; auteur de plusieurs initiatives dont le concept de police communautaire au Burkina et le concept International d’Expérience Sans Frontière (ESF).

 

 

 

 


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