HomeA la uneVICTOIRE D’UN CINEASTE RWANDAIS AU FESPACO 2019 : « L’art a triomphé du politique », selon Dramane Konaté

VICTOIRE D’UN CINEASTE RWANDAIS AU FESPACO 2019 : « L’art a triomphé du politique », selon Dramane Konaté


L’auteur du point de vue ci-dessous n’est plus à présenter. Il s’appelle Dramane Konaté. Il revient sur la polémique consécutive à l’Etalon d’or de Yennenga remporté par un cinéaste rwandais au dernier FESPACO. Selon lui, « l’art a triomphé du politique ». Lisez plutôt !

Que de murmures et de conjectures autour de l’Etalon d’or de la 26e édition du FESPACO, où l’on soupçonne « Roch Kagamé » du Burkina Faso d’avoir fait honneur à « Paul Kaboré » du Rwanda ! Ainsi grossit la rumeur, reine de toute société. Certes, en critique d’art, l’angle d’attaque peut différer selon les spécificités et les sensibilités. Décryptons ensemble le film lauréat du cinquantenaire du FESPACO, The Mercy of the Jungle, du jeune réalisateur rwandais Joël Karekezi.
Le public entre dans ce film par la fin et en ressort par le début. Tout le jeu filmique se fait entre la séquence inchoative et la terminative, par deux soldats coupés de leur base, l’un plus expérimenté que l’autre. La jungle n’est pas seulement un espace, une scène où se déroule l’action, mais elle participe de l’action ! Mieux, la jungle fait l’action, impose le jeu des acteurs : « Nous sommes entrés dans la jungle (…). On ne sait pas qui est coupable et qui est innocent !», soupire un des protagonistes.
Mise en épithète dans le titre et dans tout le scénario, la jungle conforte l’imaginaire collectif sur son statut déshumanisant, un lieu où la bestialité l’emporte sur l’humanité ! Cette forêt touffue aux lianes et racines inextricables impose la « loi du plus fort ». Les factions en guerre dans ce lieu forclos ne se font pas de cadeau : d’un côté, les Congolais, les Angolais et les Zimbabwéens ; de l’autre, les Rwandais.
Les quelques rares moments d’humanité pour nos deux soldats en errance les ramènent à la poétique de la vie : sourire, rire, se nourrir, dormir… mais aussi espérer, rêver et se réjouir dans ce village enfoui dans la forêt profonde qui leur offre l’hospitalité, mais qui ne survivra pas à cette vertu, face à la horde de rebelles sanguinaires. Le mot « Mercy » ou « la miséricorde », y trouve-t-il encore son sens ?
La densité de la narration filmique repose sur des techniques appropriées. Des vues panoramiques sur la jungle et des monts qui caressent les nuages, émerveillent le spectateur, le plongeant ensuite dans une émotion aiguë face aux froufroutements de chauves-souris, aux hululements lugubres de hiboux, aux sifflements mortifères de serpents, aux puissants rugissements de lions… De gros plans mettent en avant cette jungle congolaise où le soleil filtre difficilement, comme si celle-ci refusait toute vie diurne. Et c’est la caméra qui perce en contre-plongée ces hauteurs touffues pour capter la lueur de l’aurore, mais aussi ces moments crépusculaires, comme pour rythmer la vie en cet endroit forclos. Des crépitements de kalachnikov déchirent le voile de la nuit, annonçant l’état de veille permanent pour les deux hères, parfois en proie au delirium tremens. Ce film d’une qualité extraordinaire ramène quarante (40) ans en arrière, au titre Concrète Jungle de l’album Babylon by bus de Bob Marley (1978), qui lui valut la distinction d’Ambassadeur de la paix des Nations unies. Par de somptueux couplets, cette chanson commence par un puissant beat à l’image du souffle chaud et fort d’hommes désemparés dans le film the Mercy qui crève l’écran et le tympan. C’est la survie dans un monde qui, en réalité, est une jungle, un lieu de férocité bétonnée (concrète, béton armé) : « Aucun soleil ne fera briller mon jour aujourd’hui », « L’obscurité a couvert la luminosité et changé mon jour en nuit », « De ma vie, je n’ai jamais éprouvé de joie », « Homme, donne le meilleur de toi-même… ». En dehors de cette lecture technique, si dimension politique il y a, à mon humble avis, un autre président à la place de Paul Kagamé eût été embarrassé par ce film qui indexe les troupes rwandaises au Congo en 1998. A l’époque, Laurent Désiré Kabila (le défunt père de Joseph K.) avait vivement décrié cette incursion sauvage. Mais en politique très averti, Kagamé a dû se rendre compte que ce serait contreproductif de censurer ce film de haute qualité, s’il permet au Rwanda d’être sur la plus haute marche du podium panafricain du cinéma pour son rayonnement international.
L’art a donc triomphé du politique, ou encore le politique s’est prévalu de l’art pour subtilement marquer son triomphe…
En toute culturalité,

Dr Dramane KONATE


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