RAPPROCHEMENT ENTRE UHURU ET ODINGA AU KENYA
Un mariage de raison
Beaucoup de Kényans n’en croyaient pas leurs yeux lorsqu’ils ont vu « leurs présidents », celui de la République et celui du peuple, Uhuru Kenyatta et son opposant Raila Odinga pour ne pas les nommer, main dans la main et tout sourire devant le perron du Harambee House pour sortir le Kenya de la logique de la guerre civile dans laquelle il semble empêtré depuis une dizaine d’années, au lendemain de chaque échéance électorale. Cette scène, pour le moins surréaliste, s’était déroulée le 9 mars dernier, à quelques heures de l’arrivée à Nairobi du Secrétaire d’Etat américain, Rex Tillerson, dans le cadre de sa tournée africaine, la première du genre depuis son entrée en fonction. Et ce n’est pas tout. Kenyetta et Odinga se sont excusés, le 31 mai 2018, pour les mots assassins échangés lors des élections controversées. Ils l’ont fait à l’occasion de la «prière nationale» organisée chaque année à Nairobi. Il n’en fallait pas plus pour que certains observateurs trouvent dans ce rapprochement entre les deux ennemis politiques jurés du Kenya, la conséquence d’une pression américaine pour rabibocher leurs positions antagoniques qui ont déjà entraîné une centaine de morts depuis la dernière élection présidentielle. Mais il serait naïf de croire que la visite du diplomate américain suffit, à elle seule, à faire baisser comme d’un coup de baguette magique, les tensions politiques sur fond d’antagonismes, ethniques qui minent le Kenya depuis des lustres, et d’ignorer le réalisme et la sagesse des deux acteurs de la rencontre inédite qui semblent avoir choisi de travailler désormais ensemble pour la postérité et pour le Kenya. Le chef de file de l’opposition, Raila Odinga, avec ses 73 hivernages au compteur et ses échecs successifs aux élections présidentielles, sait plus que quiconque qu’il est au soir de sa vie politique, si ce n’est de sa vie tout court, et de ce fait, n’a aucun intérêt à faire feu de tout bois pour embraser son pays en surfant sur la légendaire rivalité entre l’ethnie Kikuyu du président Uhuru Kenyatta et l’ethnie Luo, la sienne propre. Pourtant, il y a à peine deux mois, il avait laissé planer le risque d’une guerre civile forcément meurtrière, lorsqu’il s’était autoproclamé « président du peuple », au terme d’une cérémonie d’investiture kafkaïenne au parc Uhuru de Nairobi, alors qu’il avait boycotté le second tour de la présidentielle au motif que les conditions de transparence n’étaient pas réunies.
Le tandem formé par les deux figures emblématiques fera des heureux et des mécontents
Ses principaux lieutenants avaient brillé par leur absence à ladite cérémonie qualifiée d’illégale par le parti présidentiel, en dénonçant au passage son manque de vision et les arguments qu’il avançait pour justifier son refus de reconnaître sa défaite et son choix de mettre ainsi la vie de ses partisans en péril. En vieux briscard de la politique, et flairant sans doute le risque d’implosion de son parti avec l’éventualité de voir les plus modérés de son camp faire ventouse dans le parti au pouvoir, Odinga a, pour ainsi dire, coupé l’herbe sous les pieds de ces derniers en initiant ou en acceptant ce mariage de raison avec son principal ennemi d’hier. Cette réconciliation, disions-nous, a pris de court tous les Kényans, à commencer par les plus proches collaborateurs du « président du peuple » qui ruent dans les brancards officiellement pour n’en avoir pas été informés au préalable, mais certainement aussi pour avoir vu leurs chances de se rapprocher de la « mangeoirité présidentielle » sinon définitivement ruinées, du moins amenuisées pour longtemps encore à cause de la présence de cet intrus d’Odinga autour de la table. Quant aux milliers de partisans de ce dernier, qui avaient cru en lui, notamment dans ses fiefs de Kibera, de Kisumu et ailleurs dans la province éponyme, ils ne comprennent pas cette aptitude à la reptation de leur figure de proue qui martelait, il y a seulement quelques semaines de cela, qu’il préférait la mort à la compromission et à la collusion avec la forfaiture incarnée par le président Uhuru Kenyatta et sa bande. Peut-être ignoraient-ils qu’il pouvait s’agir d’une simple escroquerie politique pour se vendre cher et se ménager ainsi une place au soleil, en espérant voir son nom figurer dans les livres d’histoire non pas comme un éternel looser, mais plutôt comme un patriarche qui a œuvré à la réconciliation nationale au moment où son pays était sur le point de sombrer dans une énième guerre civile. On attendra de voir les résultats des travaux du groupe qu’il a formé conjointement avec le président Kenyatta pour réfléchir sur des sujets d’importance majeure comme la transparence du système électoral, la lutte contre la corruption sous toutes ses formes et contre l’exclusion qui fait le lit des tensions intercommunautaires, avant de se prononcer sur la noblesse ou non de sa démarche. En attendant, on est beaucoup plus enthousiaste dans le camp de Uhuru Kenyatta qui voit dans cette main tendue de Raila Odinga, une planche de salut qui permettra au Kenya d’aller vers la réconciliation nationale et vers le développement économique que le candidat devenu président avait promis à ses compatriotes lors de la campagne présidentielle. En tout état de cause, le tandem formé par les deux figures emblématiques fera des heureux et des mécontents dans les deux camps, mais l’histoire retiendra que quelques mois seulement après la fin d’une saga électorale à rebondissements, qui a fait ressurgir les profondes divisions ethniques et géographiques dans leur pays, le président et son opposant le plus célèbre ont eu ce supplément d’âme propre aux grands hommes, qui leur a permis de poser les jalons d’une paix sociale durable et d’un assainissement de la vie politique comme le Kenya n’en a jamais connu depuis son indépendance en 1963. Beaucoup pensent que ce scénario est trop beau pour être vrai, mais croisons les doigts afin que le diable qui pourrait bel et bien se cacher derrière les détails, n’apparaisse pas au grand jour pour gripper la machine de la réconciliation et pour inciter, à la moindre occasion, les Kényans à sortir encore une fois les machettes.
« Le Pays »