FEDERICA MOGHERINI, HAUTE REPRESENTANTE DE L’UNION EUROPEENNE POUR LES AFFAIRES ETRANGERES ET LA POLITIQUE DE SECURITE : « Notre objectif est de donner à nos partenaires, les moyens de prendre en main leur propre sécurité »
Dans l’interview ci-dessous, Federica Mogherini, haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité aborde la question du terrorisme au Sahel et dans le Bassin du lac Tchad. Elle annonce un soutien financier à la Force multinationale mixte mise en place par cinq pays à savoir le Bénin, le Tchad, le Cameroun, le Niger et le Nigeria. Elle évoque aussi le rôle que joue la société civile pour une gestion transparente des fonds alloués au continent africain.
La recrudescence des activités de la secte Boko Haram dans le bassin du Lac Tchad, montre que le groupe terroriste a toujours une capacité de nuisance exceptionnelle en dépit des lourdes pertes qu’il a subies ces deux dernières années. La force mixte multinationale créée par les Etats du G5 Sahel pour combattre le groupe efficacement, n’est toujours pas opérationnelle par manque de moyens. Où en sommes-nous avec le déblocage des 50 millions d’euros promis par l’Union Européenne (UE) en guise de soutien à ladite force?
Chaque fois que les terroristes visent à déstabiliser nos pays, nos sociétés en Europe, en Afrique et partout dans le monde, nous devons répondre avec plus d’unité, plus de détermination. Lutter ensemble contre le terrorisme est une priorité pour toute la région du Sahel, et nous sommes pleinement solidaires de leurs efforts. C’est la raison pour laquelle nous avons lancé, depuis un an, une coopération étroite au plus haut niveau entre l’Union européenne et les pays du G5 Sahel – Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad. Après notre première rencontre en juin 2015 à Bruxelles, j’ai eu l’honneur de participer à la réunion des chefs d’Etat des pays du G5 Sahel à N’Djamena et de visiter le Niger, le Nigeria, et le Tchad au cours de cette année. Notre dernière rencontre, le 17 juin dernier, nous a permis de consolider notre partenariat stratégique, et aussi de rassembler autour de la table les 5 ministres des Affaires étrangères du G5 Sahel et le Ministre libyen pour établir un début de coopération sur la gestion des frontières du Sud de la Libye. C’est un élément essentiel pour aider à préserver la stabilité de la région, notamment face aux nombreux trafics dans le Sahel.
Nous soutenons la coopération régionale qui s’est instaurée entre ces pays, notamment à travers notre appui à la Force mixte multinationale (FMM) pour lutter contre Boko Haram, qui a été créée avec la contribution des troupes de cinq pays: le Bénin, le Cameroun, le Tchad, le Niger et le Nigeria, faisant partie de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT). Nous avons fait le nécessaire de notre côté : au cours du sommet pour la sécurité de la région du Lac Tchad, j’ai annoncé notre décision de soutenir la FMM à hauteur de €50M et nous venons donc de signer aujourd’hui, avec Neven Mimica, le commissaire européen pour la coopération et le développement international et Smail Chergui, commissaire de l’Union africaine pour la paix et la sécurité, l’accord qui permettra de renforcer la coordination régionale de notre réponse. Mais l’UE soutient également chacun de ces pays dans leur lutte contre le terrorisme et pour la sécurité. Nos missions dans le cadre de la Politique étrangère et de sécurité commune, avec EUCAP Sahel Niger ou au Mali avec EUCAP Sahel Mali et EUTM Mali en sont des exemples concrets.
Parmi les obstacles rencontrés dans le soutien de l’Union européenne aux pays du Sahel dans la lutte commune contre le terrorisme, l’on a observé que l’UE forme les soldats maliens, par exemple, mais ne les équipe pas et ne facilite pas l’équipement du Mali en matériel militaire. Quelle est donc l’utilité de les former ?
Au Mali, nous avons deux missions – la mission de formation de l’UE au Mali (EUTM) et EUCAP Sahel – qui conseillent, forment et aident à la restructuration et au renforcement des forces armées et des forces de sécurité intérieures. Le mandat de ces missions a été étendu pour deux ans, à la demande de nos partenaires et en accord avec les Etats membres de l’UE. Nous travaillons désormais à régionaliser leur action à l’ensemble des pays du G5. En ce qui concerne l’assistance à l’équipement des militaires, après avoir lancé une consultation publique, j’ai présenté une proposition législative le 5 juillet, afin de permettre à l’UE d’étendre son aide aux acteurs du secteur de la sécurité, y compris les militaires dans certains cas très spécifiques. Notre objectif est de donner à nos partenaires, les moyens de prendre en main leur propre sécurité, leur propre gouvernance et leur propre stabilité. C’est une condition essentielle pour permettre le développement de ces pays, car sans sécurité il n’est pas possible de soutenir la croissance, les investissements et la création d’emplois. Notre assistance pourra porter sur des missions qui ne relèvent pas de missions de combat, mais plutôt de nature civile ou de prévention ou gestion de crise. Cela inclut la capacité à restaurer des infrastructures comme des ponts, des routes; au déminage de certaines zones, à l’équipement basique des Forces de sécurité. Il est en revanche exclu de fournir des armes ou tout équipement de type létal.
La coopération étroite entre le G5 Sahel et l’UE pour rendre les deux entités plus fortes et plus soudées face au terrorisme, c’est une bonne initiative. Mais celle-ci présente quelque part un danger : celui de renforcer des dictatures dans le Groupe. L’UE continuera-t-elle ainsi à passer par pertes et profits les nombreuses atteintes à la démocratie dans les pays concernés ?
Les droits de l’Homme sont au cœur de toutes nos relations avec nos partenaires
Dans tous les pays avec lesquels nous travaillons sur la migration et contre le terrorisme, nous avons également lancé des programmes visant à renforcer l’Etat de droit, la société civile et, dans certains cas, les processus de transition vers la démocratie. La réforme du système judiciaire et des forces de police est toujours centrale parmi nos actions au Sahel. Nous soutenons déjà concrètement les citoyens du Sahel avec des projets pour un accès plus équitable à la justice. Par exemple, nous avons récemment aidé la mise en place de l’Agence nationale pour l’assistance juridique et judiciaire au Niger. Et dans un pays comme le Burkina Faso, nous sommes le premier donateur pour soutenir les autorités de la Transition. Nos relations sont basées sur un partenariat entre égaux, dans le cadre duquel nous abordons tous les sujets, des questions de sécurité, de gouvernance et de droits de l’Homme jusqu’aux conséquences économiques de la situation sécuritaire actuelle, de façon franche.
La Commission annonce qu’ « une série de mesures incitatives positives et négatives sera intégrée aux politiques commerciales et de développement de l’UE afin de récompenser les pays désireux de coopérer efficacement avec l’Union en matière de gestion des migrations et de veiller à ce qu’il y ait des conséquences pour ceux qui refusent ». Pourquoi imposer un énième principe de conditionnalité aux pays africains ? Ne faut-il pas limiter la conditionnalité à l’instauration d’une véritable démocratie et une bonne gouvernance pour bénéficier de l’aide au développement ?
Le mot clef de la nouvelle proposition n’est pas la conditionnalité, mais le partenariat. Notre approche est le concept de gagnant-gagnant.
J’ai toujours pensé que l’immigration est quelque chose de bon et même nécessaire, mais nous devons le faire de manière régulée. Les migrations sont un phénomène complexe qui concerne l’Europe, mais aussi, et sinon plus, l’Afrique. Le Niger reçoit 300 000 réfugiés et migrants par exemple, l’Ethiopie accueille plus de 700 000 réfugiés, or ce sont des pays bien plus pauvres que nous. Il est normal de chercher à partager la gestion de ce phénomène, pour le bien des migrants et aussi pour notre propre stabilité. Nous devons aider à renforcer les capacités de gérer les flux, à donner des opportunités économiques, à réintégrer ceux qui reviennent, à ouvrir des canaux légaux d’immigration. L’investissement, le développement, la sécurité, tout est lié. C’est une approche globale, incluant les gouvernements, les sociétés civiles et les défenseurs de droits de l’Homme. C’est la logique des « Partenariats pour la migration » : lorsque nous collaborons avec un pays tiers sur la gestion des flux migratoires, nous devons mobiliser tous les instruments à notre disposition. L’aide au développement doit être accompagnée par les politiques commerciales, le soutien à la sécurité, les investissements privés. C’est un partenariat pour gérer ensemble un phénomène complexe qui nous concerne tous, dans un intérêt commun. L’intérêt stratégique de l’UE est la paix, la stabilité, la sécurité, le développement au niveau mondial et tout spécialement dans notre région. Ceci peut mener ensuite à une meilleure façon de gérer les flux migratoires. Mais c’est dans l’intérêt de tous. Il est dans l’intérêt des Africains que nous les aidions à faire face au défi du contrôle de leur territoire où l’on trafique des armes, de la drogue, des êtres humains et où évoluent des groupes terroristes comme Boko Haram au Nigeria, les Shabab en Somalie, ou Daesh en Libye. L’Afrique a aussi besoin d’aide pour lutter contre le réchauffement climatique, qui a un fort impact sur ses populations. Enfin, elle a intérêt à ce que nous l’aidions à attirer des investissements dans les infrastructures, l’énergie et les transports, pour se développer. Moins de conflits signifie plus de stabilité et de sécurité, plus d’emplois, plus d’éducation et moins de radicalisation. C’est aussi le cas des mouvements migratoires. Si nous mettons en place des canaux de migration régulière, ce sera dans notre intérêt commun. Ceux qui pensent que lutter contre le trafic illégal d’humains n’est pas bien, font fausse route. Parlez aux jeunes Nigérianes, pour exemple, qui ont quitté leur pays pour travailler et se retrouvent enchaînées, violées, enfermées à fond de cale avant d’être transformées en esclaves sexuelles. Lutter contre le trafic d’êtres humains est un devoir absolu. Pour les Européens aussi bien que pour les Africains.
L’Afrique a besoin de créer 18 millions de nouveaux emplois par an
Quelles stratégies développez-vous, pour dynamiser, dans la transparence, ces relations, tant aux niveaux régional et national qu’au niveau plus localisé ?
La société civile joue un rôle fondamental dans la société, ici en Europe, mais aussi en Afrique. Lors de chacune de mes visites en Afrique, je tiens à rencontrer la société civile, que l’on appuie et avec laquelle on travaille pour la mise en œuvre d’un grand nombre de nos projets. J’ai récemment eu l’opportunité de rencontrer des jeunes du Sahel pour discuter avec eux de la mise en œuvre d’actions concrètes pour la jeunesse sahélienne. Il est extrêmement important pour nous de soutenir les pays du Sahel dans la perspective d’offrir des perspectives aux jeunes.
Il convient à cet égard de coopérer également avec les autorités locales et le secteur privé qui joue un rôle clé dans la création d’emplois et le développement économique. Pour donner à tous les jeunes les opportunités qu’ils méritent, l’Afrique a besoin de créer 18 millions de nouveaux emplois par an. Cela ne pourra pas se faire sans le soutien du privé. Ainsi, nous sommes en train de préparer un plan d’investissement pour l’Afrique, qui sera présenté à l’automne, et sur lequel nous sommes en train de travailler avec la Banque européenne d’investissement et d’autres acteurs du secteur privé. Comme le prônent les Objectifs du développement durable (ODD) adoptés en septembre dernier, les objectifs ne seront atteints uniquement si nous travaillons tous en partenariat – public, privé et société civile.
Le Pays (Burkina Faso) et Afronline.org/Vita International/Vita (Italie)/Joshua Massarenti