LEONCE KONE, ANCIEN MINISTRE : « Nous sommes à la croisée des chemins»
C’est un homme politique burkinabè qui n’a pas la langue dans sa poche, Léonce Koné, puisque c’est de lui qu’il s’agit, juriste de formation, banquier, ancien directeur de banque, député, ministre, s’est toujours montré disponible lorsque nous souhaitons aborder avec lui, des sujets d’actualité au plan national. Au lendemain de la tenue des assises nationales, nous l’avons approché et il n’a pas hésité à répondre à nos questions.
« Le Pays » : Que devient Léonce Koné que l’on entend de moins en moins ?
Léonce Koné : Je m’exprime quand on m’invite à le faire et quand je pense avoir quelque chose à dire. Pour le reste, je suppose que, comme beaucoup de Burkinabè, j’observe ce qui se passe dans notre pays avec une certaine inquiétude… et j’essaie de m’acclimater à la fournaise qui nous entoure.
Quel rôle les acteurs politiques peuvent-ils jouer dans la situation actuelle du Burkina ?
Je pense qu’ils (et elles) ont le devoir civique et moral de ne pas renoncer à leur vocation naturelle, qui est d’analyser la situation de notre pays et de la sous-région, de réfléchir aux solutions qui peuvent être apportées aux difficultés que nous rencontrons, en se projetant dans l’avenir, pour essayer d’offrir à nos concitoyens, des perspectives d’espoir. Je crois que les circonstances actuelles exigent, à cet égard, davantage d’ouverture, de concertation et de dialogue entre les forces politiques. C’est un état d’esprit auquel nous, Burkinabè, ne sommes pas très enclins. Nous sommes davantage portés à nous diviser et à perpétuer des méfiances et des haines viscérales, même lorsque les temps appellent à une unité d’action constructive.
Que pensez-vous de la prolongation du mandat de IB de 5 ans et de la possibilité pour lui de se présenter aux élections ?
La période de transition est, par définition, une étape intermédiaire vers le retour à une vie constitutionnelle normale, qui se traduit notamment par l’élection d’un Chef de l’Etat pour un mandat qui, dans notre dernière Constitution, était fixé à cinq ans. C’est un mauvais signal pour la démocratie que la prorogation d’une transition, définie comme provisoire et exceptionnelle, soit portée à cinq ans, correspondant à un mandat électif normal. Je présume que les élections auront lieu avant cette échéance, puisque cette possibilité est ouverte. Quant à la possibilité pour le président de la Transition de se présenter à ces élections futures, vous savez, je n’ai jamais cru à la légalité des chartes adoptées par un régime d’exception. L’expérience nous montre qu’elles sont modifiables à souhait, au gré des circonstances. Je crois que le plus simple est d’en prendre acte, en espérant un retour aussi rapide que possible à un régime démocratique, fondé sur la primauté du droit.
Que retenez-vous globalement du déroulement et des conclusions des assises nationales ?
Je ne sais du déroulement et des conclusions des assises que ce qui a été publié par les réseaux sociaux. Même lorsque (comme c’était mon cas) vous n’êtes pas particulièrement intéressé par un évènement de cette nature, les réseaux sociaux vous imposent d’en prendre connaissance par un matraquage systématique. En définitive, cela reste une rencontre importante, puisqu’elle dessine les contours de ce que sera le fonctionnement des institutions du pays dans les prochaines années. J’ai suivi avec un certain ébahissement (quoique distraitement) les discussions byzantines qui ont eu lieu à propos de ces assises. Sont-elles fondées à intervenir pour modifier les règles de la Transition ? Ou est-ce le rôle de l’Assemblée législative de la Transition ? Quelle doit être leur composition ? , etc. Pour ma part, j’y vois la volonté, qui me paraît vaine, de donner une apparence légale, quasi-constitutionnelle, à une pratique qui est aux antipodes de toute légalité. Cela part de loin. Depuis la première transition de 2014, le Burkina est engagé dans une sorte d’invention perpétuelle d’un « droit du coup d’Etat », assez fluctuant, que l’on a tendance à présenter comme un prolongement de la Constitution. C’est vouloir d’une chose et de son contraire. Quand il y a un coup d’Etat, il n’y a plus de Constitution. Par exemple, il est incongru que l’auteur d’un coup d’Etat prête serment devant le Conseil constitutionnel, dont l’existence même devient caduque, du fait du changement anticonstitutionnel de la dévolution du pouvoir. Sur quel fondement recevoir le serment de quelqu’un qui vient de violer aux yeux de tous la Constitution que vous avez la mission de défendre et d’interpréter ? C’est une hérésie, qui prêterait à sourire, si elle ne jetait pas un discrédit définitif sur la plus haute juridiction du pays. Songez qu’en 2022, le même Conseil constitutionnel a validé solennellement deux coups d’Etat successifs en l’espace de huit mois ! Prétendre que le pays est régi concomitamment par la Constitution et par la Charte de la Transition, est un non-sens. Surtout quand on ajoute qu’en cas de contrariété entre ces deux normes, c’est la seconde qui prévaut. Donc, toutes ces histoires d’assises nationales qui sont réunies pour adopter une Charte, par une délibération qui serait l’expression de la volonté du peuple, en lieu et place d’un référendum ou du vote des représentants élus de celui-ci, n’ont aucun fondement. Je sais que certains ont tendance à considérer que le fait pour le Conseil constitutionnel de se parer de tous ses atouts pour recevoir le serment d’une personne qui accède au pouvoir par des voies non constitutionnelles, n’a pas beaucoup d’importance, parce qu’il s’agirait surtout d’organiser le cérémonial protocolaire de l’installation d’un nouveau régime. C’est important, parce que la Constitution est un texte « fondamental » dans la vie d’une Nation et le reniement (même partiel et circonstanciel) de l’institution qui est chargée de veiller à son respect, est un acte grave, qui participe à la perte des valeurs et des références que l’on constate dans notre société. Cela étant dit, ce que je retiens au bout de ce processus, c’est que notre pays est dirigé par un gouvernement de fait, qui prévoit d’organiser des élections générales au plus tard dans cinq ans. Alors, seulement la gestion du pays pourra reprendre un cours normal.
« Il y a un moment où il faut cesser de chercher des boucs-émissaires »
D’aucuns disent que ce sont les acteurs politiques qui ont mis le Burkina dans la crise multisectorielle qu’il traverse. Que leur répondez-vous ?
Personne ne peut nier la responsabilité des dirigeants successifs du pays dans la situation actuelle. C’est le propre de l’action politique. Elle a souvent un impact sur les générations futures, en bien comme en mal. Mais il ne sert à rien d’imputer globalement tous les maux de la société à l’action des dirigeants du passé, sans même prendre la peine d’identifier qui est responsable de quoi, s’il y a lieu. Jusqu’où faut-il remonter pour chercher des coupables ? Depuis l’indépendance, ou avant ? Depuis le régime de Thomas Sankara ? Ou celui de Blaise Compaoré ? Depuis la première transition de Kafando et Zida ? Depuis le régime de Roch Kaboré ? Les régimes militaires qui se sont succédé depuis 2022, sont-ils exempts de tout reproche ? Leur action ne relève-t-elle pas de la politique ? Il y a un moment où il faut cesser de chercher des boucs-émissaires et affronter avec lucidité les problèmes du moment, pour essayer de les résoudre. Il est temps également d’abandonner les anathèmes fallacieux, en acceptant l’une des règles fondamentales de la dernière Constitution en vigueur, celle de 1991, qui dispose que : « tous les Burkinabè, sans distinction aucune, ont le droit de participer à la gestion des affaires de l’Etat et de la société… ». Ensuite, les électeurs décideront à qui accorder leur confiance. Il y aura toujours des hommes et des femmes politiques, civils ou anciens militaires, qui, seuls, ou par le canal de formations politiques, rechercheront le suffrage de leurs compatriotes pour participer à la gestion du pays. L’expérience montre que souvent, ceux qui sont prompts à la critique, pendant qu’ils sont à l’écart du pouvoir, ne sont pas de meilleurs dirigeants une fois arrivés aux affaires. Je crois que nous devons essayer de bâtir une démocratie dynamique, qui permet au peuple de choisir ses dirigeants et de les changer lorsqu’ils ne lui donnent plus satisfaction. Beaucoup de pays africains en donnent l’exemple : la Tanzanie, le Kenya, le Sénégal, le Libéria, le Ghana, pour ne citer que ceux-là…
Que pensez-vous de la situation des droits humains au Burkina en général et des enlèvements en particulier ?
A en croire les alertes récurrentes qui sont faites par différentes organisations internationales réputées pour être sérieuses, la situation des droits humains au Burkina est plus que préoccupante, qu’elle résulte des effets collatéraux de la guerre contre le terrorisme, ou qu’elle soit liée à des actions délibérées imputées à des forces combattantes burkinabè. Au-delà des démentis auxquels ces informations ont donné lieu, je pense que le gouvernement gagnerait à mener des investigations sérieuses pour mettre fin à ces dérapages, s’ils sont avérés. Des organisations de défense des droits humains burkinabè pourraient être associées à ce travail. Par ailleurs, comment ne pas s’émouvoir de la pratique qui semble se répandre des enlèvements et des arrestations opérés par des groupes armés non identifiés, au mépris des procédures judiciaires régulières. Non seulement, cela contrevient aux droits élémentaires des victimes de ces mesures arbitraires, en semant la désolation et la panique dans leurs familles, mais ces méthodes aggravent le climat général d’insécurité et d’inquiétude qui sévit dans le pays. Le silence des autorités face à cette situation est incompréhensible.
« Je crois que nous sommes à la croisée des chemins »
Êtes-vous d’accord avec ceux qui disent qu’il y a une chape de plomb qui s’abat sur le Burkina ?
Ce sentiment est, en effet, largement partagé, justement à cause des mesures de coercition arbitraires, ou en tout cas, non expliquées, qui ont été prises contre des citoyens. Il n’est jamais bon de gouverner par la terreur, par la peur. Surtout dans un pays qui subit déjà le traumatisme de la guerre contre les terroristes.
Comment appréciez-vous les difficiles relations entre la Côte d’Ivoire et le Burkina ?
Je trouve cet état de tension extrêmement regrettable, pour les multiples raisons que tout le monde connait : nos liens historiques séculaires avec la Côte d’Ivoire, le brassage de nos populations, la présence dans ce pays d’une importante communauté burkinabè, nos étroites relations économiques, la stabilité et la paix dans la sous-région, etc. Personne n’a rien à gagner à une dégradation durable de nos relations avec la Côte d’Ivoire et j’espère que les difficultés actuelles seront rapidement aplanies, grâce à la sagesse des dirigeants des deux pays.
Quelles sont vos attentes pour les 5 années à venir ?
La paix dans le pays, de telle sorte que les Burkinabè puissent vivre dans la sécurité et la tranquillité sur toute l’étendue du territoire. Que nous retrouvions cette vie paisible qui nous semblait aller de soi il y a moins d’une dizaine d’années ! Que des élections libres, régulières et inclusives permettent le retour à une vie constitutionnelle et démocratique ! Que le climat de l’économie soit assaini et apaisé, de manière à redonner confiance aux investisseurs nationaux comme étrangers et à favoriser la création d’emplois pour la jeunesse ! Que les libertés publiques des citoyens soient respectées, protégées ! Que notre pays entretienne des relations paisibles et constructives avec tous ses voisins ! Que le Burkina continue de participer activement à la construction de l’intégration régionale qui, en plus d’être nécessaire pour son développement, est la voie retenue par l’Union africaine pour mener à l’unité du continent ! De façon plus spécifique, je crois qu’en adoptant une démarche constructive, il doit être possible de concilier la solidarité particulière qui a mené à la création de l’AES, avec le maintien de ses pays membres dans la CEDEAO et dans l’UEMOA. Que ces organisations aient besoin d’être réformées ne fait pas l’ombre d’un doute ! Toutes les organisations sont appelées à changer pour s’adapter à l’évolution souhaitée par leurs membres, ou dictée par leur environnement. Pourquoi ne pas promouvoir ces réformes de l’intérieur, plutôt que de se mettre en marge des processus d’intégration déjà en œuvre, qui comportent par ailleurs des avantages indéniables pour les pays membres et leurs populations ? La CEDEAO contient déjà en son sein plusieurs regroupements plus restreints, à commencer par l’UEMOA. Mais il y a aussi le Conseil de l’Entente, même si son action semble limitée. Les Etats de l’AES ont déjà remporté un grand succès en obtenant un infléchissement de l’attitude de la CEDEAO à leur égard. Ils peuvent apporter une nouvelle impulsion à l’intégration régionale.
Comment entrevoyez-vous l’avenir du Burkina ?
Je crois que nous sommes à la croisée des chemins. Notre pays est, comme on dit, à un point de bascule. Nous pouvons retrouver la voie du redressement, de la cohésion nationale, de la construction d’un avenir meilleur pour l’ensemble des Burkinabè, dans l’effort librement consenti de tous. Si des orientations politiques adéquates ne sont pas adoptées et mises en œuvre, nous pouvons aussi sombrer dans la faillite économique, la fracture de la société, l’isolement. Je ne sais pas dans quel sens la balance se penchera.
Si Léonce Koné se retrouvait aujourd’hui face à IB, quels conseils lui donneriez-vous ?
Il y a peu de chances que cela arrive. Et je ne crois pas qu’il ait besoin de mes conseils. Mes réponses aux précédentes questions indiquent à peu près ce que je crois souhaitable pour notre pays. Je conçois parfaitement que d’autres puissent penser différemment. C’est cette pluralité d’opinions qui bâtit une démocratie, même en devenir, ou tout simplement une communauté fondée sur la volonté de vivre-ensemble, dans la paix et la cohésion.
Propos recueillis par Antoine BATTIONO