MAHAMOUDOU SAVADOGO, EXPERT EN SECURITE, A PROPOS DE LA LUTTE CONTRE LE TERRORISME : « Il faut que le gouvernement ait un langage de vérité envers les populations »
C’est l’un des rares Burkinabè, expert en sécurité, résilience et extrémisme violent le plus sollicité tant au plan national qu’international. Mahamoudou Savadogo, vous l’avez certainement deviné, est notre invité de Mardi politique. Entre réunions, consultations et cours, cet ancien membre des personnels de la défense et de la sécurité a accepté de nous recevoir dans ses bureaux, aux 1200 logements, le 24 juin 2022, pour un entretien. Il ne fait pas dans la langue de bois comme tout expert qui se veut indépendant. A la question de savoir s’il a été consulté par le lieutenant -colonel Paul Henri Sandaogo Damiba, il a préféré ne pas répondre. Bonne lecture !
« Le Pays » : De Madjoari à Seytenga en passant par Gorgadji, des populations civiles ont été tuées par des groupes armés. Pourquoi s’en prennent-ils de plus en plus aux populations civiles ?
Ils s’en prennent aux populations civiles pour deux raisons. La première raison, ce sont des groupes qui s’adaptent à la réponse apportée par l’Etat dans la lutte contre le terrorisme. Nous avons un Etat qui a décidé, en 2019 voire 2020, d’impliquer les populations civiles dans la lutte contre le terrorisme. Ces groupes armés considèrent donc ces populations civiles comme des groupes combattants. Ils les traitent comme tels. La deuxième raison. Cette façon de procéder comme on l’a vu à Seytenga, est le mode opératoire d’un groupe, à savoir l’EIGS (Etat islamique au grand Sahara). Nous avons deux grands groupes dont les modes opératoires sont différents. Il y a le GSIM (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans) et l’EIGS. Généralement, ceux qui s’en prennent directement aux populations civiles et commettent des massacres, sont issus de l’EIGS. Et l’attaque de Seytenga a clairement été revendiquée par ce groupe. C’est même la divergence dans le mode opératoire qui amène ces deux groupes (GSIM et l’EIGS) à se combattre entre eux. Le GSIM a pu quand même repousser le groupe le plus radical, à savoir l’EIGS, vers la zone des trois frontières. On peut dire qu’aujourd’hui, l’Est est entièrement infesté par le GSIM.
« Le temps du laboratoire n’est pas le temps du terrain »
On a récemment connu la création de la Brigade de veille de défense patriotique (BVDP). Est-ce que c’est une bonne approche quand on sait que ces volontaires sont la cible des groupes armés ?
Je pense que l’Etat est en train de corriger ses erreurs. Lorsque les VDP ont été créés en janvier 2020, il n’y avait pas un cadre d’emploi clair. Je parle de la doctrine d’emploi de ces forces. Ils n’étaient pas non plus sous un cadre bien précis. On s’est donc retrouvé avec des VDP qui évoluaient sans un réel contrôle sur eux. Je pense que la Brigade de veille de défense patriotique (BVDP) aura pour mission de les encadrer et de les orienter vers la stratégie qui va être mise en place par l’Etat et les Forces de défense et de sécurité (FDS). Aussi, cette Brigade va permettre de diminuer les exactions commises par des VDP car ils seront beaucoup plus encadrés. Le VDP va répondre de la BVDP.
D’aucuns reprochent à l’armée de manquer de stratégies dans cette lutte contre le terrorisme. Quel commentaire cela vous inspire-t-il ?
Je ne dirais pas que l’armée manque de stratégies. C’est trop dire. Mais l’armée n’a pas une stratégie adaptée à la menace. Cela est aussi lié à la caractéristique de la menace. Nous avons une menace dont la caractéristique principale est le dynamisme. C’est une menace qui évolue rapidement. Chaque mois, elle change d’aspect. Cela voudrait dire que les stratégies à adopter, doivent évoluer et s’adapter au terrain. On ne devrait pas avoir affaire à des stratégies conçues dans des laboratoires afin de sortir les implémenter. Car, le temps du laboratoire n’est pas le temps du terrain. Malheureusement, on continue de mettre en place des Task force et à élaborer des stratégies pendant des mois. Une fois ces stratégies sorties, elles ne seront plus adaptées à la menace sur le terrain. Ce qu’on peut faire, c’est de ne pas chercher à trouver une stratégie parfaite. Il faut mettre en place une stratégie et l’adapter au fur et à mesure que les choses évoluent.
C’est une stratégie flexible que devrait avoir l’Etat ?
Justement, on n’a pas une stratégie flexible. On a une stratégie trop normative. Et donc, cette stratégie aura des difficultés à s’adapter.
« On ne devrait pas être dans une situation où on est en train de menacer les hommes de rester sur le terrain. Cela voudrait dire que quelque part, quelqu’un n’a pas joué son rôle »
A l’issue du dernier Conseil supérieur de la défense nationale, des zones d’intérêt militaire verront le jour au Sahel et à l’Est. Pensez-vous que les lignes vont enfin bouger ?
On ne dira pas que le fait de décréter seulement ces zones d’intérêt militaire, fera bouger les lignes. Il va falloir qu’à un moment donné, on regarde comment cette stratégie va être déroulée. Ce qu’on a pu remarquer, c’est que ces deux zones concernées par la décision sont des zones assez stratégiques. Nous avons la région de l’Est qui est une zone transfrontalière où il existe un flux important de marchandises et de trafics. C’est aussi une zone où il existe des concessions de chasse. Cela voudrait dire que l’Etat est en train de voir comment il pourrait asphyxier les groupes armés terroristes en reprenant le contrôle de cette zone. Pour moi, c’est une zone stratégique à partir de laquelle les groupes armés se ravitaillent en carburant, en motos et revendent l’or. Si on arrive à contrôler cette zone, effectivement, on aura des résultats probants jusqu’au Sahel. L’autre zone, à savoir le Sahel, est aussi stratégique en ce sens que l’Etat n’a pas de zones de confort lorsqu’il se déplace au Sahel. Je pense que l’Etat est en train de chercher des zones de confort où il pourra déployer sa logistique et manœuvrer à l’aise et recueillir les groupes armés qu’il chassera depuis le Centre -Nord et le Sahel. Cette zone d’intérêt militaire au Sahel est située à la jonction entre le Soum et la région du Nord. Si cette zone est vraiment contrôlée et sécurisée, cela permettra à l’Etat d’empêcher les infiltrations qui viendront du Mali. Si, en tout cas, les stratégies sont mises en place correctement, on devrait avoir des résultats.
Ne craignez-vous pas un drame humain et environnemental dans ces zones quand on sait que les populations sont souvent prises en otage par les groupes armés ?
Voilà pourquoi il va falloir mettre en place des procédures. Il ne faut pas décréter et puis commencer les opérations. Je pense que l’Etat va essayer de dérouler son plan qui consistera à inciter et à recueillir ces populations. La difficulté, c’est que notre Etat ne contrôle pas ces zones. Et puis, convaincre ces populations de quitter ces zones d’intérêt militaire, ne sera pas facile parce que ce sont des populations qui ont longtemps été administrées par les groupes armés. Elles ont aujourd’hui acquis des habitudes et ce serait très difficile de les abandonner. Je me dis que les opérations ne se mèneront pas tout suite car cela doit prendre du temps afin de convaincre les populations qui vivent dans ces zones. L’avantage aussi de cette stratégie, c’est que ces zones sont presque inhabitées parce qu’on ne les contrôle plus. Il n’y a peut- être pas grand-monde qui s’y trouve.
Pour ces zones d’intérêt militaire qui prennent en compte beaucoup de forêts et de réserves, d’aucuns estiment que les agents des Eaux et forêt n’ont pas été suffisamment associés. C’est aussi votre analyse ?
Effectivement, lorsqu’on voit les choses s’étaler, on remarque que les Eaux et forêts sont aux abonnés absents. On ne pourra pas mener des opérations dans ces zones forestières sans la présence de ces agents. Mais je me dis que leur Etat-major participe aux différentes réunions et Conseils de défense. Je n’ose même pas croire qu’on ne les associe pas. Car, ils ont un rôle primordial à jouer. Nous avons affaire, à l’Est, au parc W, au parc d’Arly et aux onze concessions de chasse. Ce n’est pas possible de mettre en place une stratégie sans l’appui de ce corps.
« Il n’y a pas de raisons qu’un poste de détachement ne puisse pas résister à une bande de groupes armés si ce poste est normal et équipé de façon conséquente »
Deux récents communiqués de la hiérarchie militaire mettent en garde les soldats ayant des comportements indélicats sur le terrain et ceux qui abandonnent leurs positions. Ces communiqués traduisent-ils un malaise au sein de l’armée ?
Je crois que ces communiqués traduisent non seulement un malaise, mais aussi un manque de contrôle des hommes. Car, normalement, cela ne devrait pas arriver. On ne devrait pas être dans une situation où on est en train de menacer les hommes de rester sur le terrain. Cela voudrait dire que quelque part, quelqu’un n’a pas joué son rôle. Si vous décidez de sanctionner les hommes qui abandonnent des postes, cela voudrait dire que vous allez vous assurer que vous leur avez donné tous les moyens nécessaires pour y rester. Mais si tous les moyens nécessaires ne sont pas là, il ne faut pas vous étonner que les hommes désertent les postes. Il n’y a pas de raisons qu’un poste de détachement ne puisse pas résister à une bande de groupes armés si ce poste est normal et équipé de façon conséquente. Pour moi, c’est parce qu’il y a un manque d’équipements et d’appuis, que les hommes désertent. Car, quand vous êtes face à des ennemis qui sont plus nombreux que vous, la stratégie militaire impose qu’on fasse un repli tactique. Sinon, c’est un suicide que d’aller au combat alors que vous savez que vous allez perdre. Si vous demandez une aide et cela n’arrive pas, il ne vous reste qu’à replier. Il faut aussi que la hiérarchie s’assume et assume son rôle dans la mise à disposition des moyens et dans l’entretien des moyens et des hommes. Et être aussi présent sur les lieux. Si la hiérarchie est présente sur les lieux, il n’y aura pas de raisons que la troupe quitte des positions. Chacun, à son niveau, a une part de responsabilités dans l’abandon des différents postes. On ne peut pas jeter l’anathème sur les hommes de terrain alors qu’on ne leur a pas donné les moyens adéquats nécessaires pour faire face à l’ennemi. Je pense que si jusqu’à présent, il n’y a pas de sanctions contre les hommes qui abandonnent les postes, c’est parce que la hiérarchie elle-même se reproche quelque chose.
Etes-vous donc d’accord avec ceux qui pensent que pour le drame de Seytenga, des têtes doivent tomber ?
Seytenga, Solhan et Inata, il va falloir situer les responsabilités au plus haut niveau. Tant qu’on ne va pas situer les responsabilités, ces drames vont continuer. Il faut qu’on dise qui n’a pas joué son rôle et que celui qui ne l’aurait pas joué puisse aussi s’expliquer. S’il est punissable, qu’on le fasse à la hauteur de son acte.
C’est possible, ces sanctions dans l’armée burkinabè ?
Oui, c’est possible ! Il y a des textes prévus en la matière. Lorsque vous envoyez vos hommes en mission, c’est de votre devoir de veiller à ce que ces soldats aient des outils nécessaires pour effectuer la mission. S’ils n’ont pas d’outils pour effectuer la mission, cela voudrait dire que vous les envoyez à l’abattoir. Si vous les envoyez à l’abattoir, vous devrez répondre. Je pense que c’est dans ce sens que le chef d’Etat-major de la gendarmerie a dit qu’il a besoin de moyens. Et pour moi, c’est cela un chef. Tu n’as pas le droit d’envoyer tes hommes sur le terrain sans des moyens. Tu ne peux pas les punir s’ils n’ont pas reçu des moyens nécessaires pour se défendre.
« C’est ce qui manque à nos gouvernants à savoir, s’asseoir et se poser la question : à qui profitent les mesures prises? Est-ce que ces mesures ne profitent pas plus aux groupes armés terroristes ? »
Ce n’était donc pas un simple slam ?
On m’a dit que c’est un slam. Mais qu’on peut interpréter comme tel.
Comment expliquez-vous la situation de la gendarmerie malgré la présence de militaires au pouvoir ?
La gendarmerie est entièrement sous la tutelle de l’armée. Elle est sous perfusion de l’armée. Elle a donc besoin d’autonomie. Les gendarmeries de la Côte d’Ivoire et du Sénégal sont autonomes. L’autonomie de notre gendarmerie lui permettra d’être plus efficace et de s’assumer. Aussi, ce serait une autre force sur qui l’Etat pourra compter.
Cette autonomie pourra-t-elle être acquise rapidement ?
On espère bien que ce sera pour bientôt. Car, il faut bien que cela soit ainsi et la gendarmerie a fait aussi ses preuves quant à son engagement sur le terrain. Je pense quand même, qu’on devrait lui accorder au moins cette autonomie.
Quelle est, selon-vous, l’efficacité de certaines mesures prises (couvre-feu, état d’urgence) dans les zones à forts défis sécuritaires ?
Je pense que c’est devenu une routine pour moi. Je me demande si on prend la peine de faire le bilan des mesures qu’on prend. Après quatre ans voire cinq de reconductions de ces mesures dans certaines zones, quelle a été leur efficacité ? Quel est le bilan ? Avons-nous pu juguler la menace ? Avons-nous réussi à réduire la menace ? Je ne crois pas. Je pense que c’est ce qui manque dans la stratégie. C’est ce qui manque à nos gouvernants, à savoir, s’asseoir et se poser la question : à qui profitent les mesures prises? Est-ce que ces mesures ne profitent pas plus aux groupes armés terroristes ? Est-ce que ces mesures ne briment pas les populations ? Ces mesures ne poussent-elles pas les populations aux mains des terroristes ? Lorsque vous décidez de faire un couvre-feu pendant quatre ans, vous tuez l’économie de nuit. Qui fait fonctionner l’économie de nuit ? Ce sont des jeunes. Que feront désormais ces jeunes désœuvrés ? S’ils n’ont rien à faire, ils rejoindront les groupes armés terroristes. Vous décidez de fermer les mines artisanales, alors que nous avons environ 2 millions de personnes qui y travaillent. Vous faites quoi de ces personnes ? Des fois, il vaut mieux ne pas prendre des mesures que d’en prendre de mauvaises. Et pour moi, le couvre-feu, l’interdiction de se déplacer à motos, à tricycles, l’interdiction d’ouvrir des marchés et la fermeture des mines, produisent des effets beaucoup plus néfastes. Pour l’état d’urgence, ça va. Mais il faut adapter la réponse à la menace.
« Ils se financent à travers la vente de l’or. Les groupes armés terroristes ont pris le contrôle de plusieurs sites d’orpaillage »
Quels pourraient être les appuis spécifiques des partenaires dans cette lutte contre le terrorisme ?
Il est hors de question qu’il y ait la présence de militaires étrangers sur le sol burkinabè. Car, nous avons une jeunesse qui représente 83% de la population. Nous avons les bras valides nécessaires. Nous avons le capital humain. Maintenant, ce qu’on peut attendre de nos partenaires, ce sont des appuis logistiques comme des vecteurs aériens, des moyens adaptés pour entrer dans les forêts pour mener le combat ; des drones, des avions pour faciliter la collecte du renseignement afin de permettre à nos soldats de se déplacer en toute sécurité. Je pense que c’est ce qu’on attend de nos partenaires. Nous devons surtout attendre beaucoup de nos pays voisins. Ils sont des partenaires bilatéraux. Nous avons des parcs qui sont infestés mais qui ne se limitent pas seulement au Burkina. Nous avons la continuité du Parc d’Arly jusqu’au Niger et le Parc W jusqu’au Bénin. Tant que ces pays ne nous aideront pas dans la lutte, on aura aussi des difficultés à avancer. Même si nous avons déclaré la zone du Parc W comme zone d’intérêt militaire, et que le Bénin ne s’évertue pas à participer à la lutte, on n’aura pas de résultats. Car, quand on mènera des opérations, les groupes armés iront se réfugier au Bénin et reviendront donc après les opérations. C’est ce qui s’est passé avec l’opération Otapuanu. Nous avons donc besoin d’impliquer nos pays voisins et nos partenaires. Mais c’est nous qui devons établir la liste de nos attentes. Il ne faut pas attendre que les partenaires identifient nos besoins. C’est nous qui devons solliciter l’aide des partenaires. Il ne faut pas donc être attentiste. Il ne faut pas être dans la réaction avec nos partenaires. Il faut être dans l’action.
D’aucuns estiment que nos frontières avec la Côte d’Ivoire et le Ghana, sont plus ou moins calmes. C’est votre sentiment ?
Je rectifie. A ces frontières, la situation n’est pas calme. C’est peut-être parce que la situation là-bas n’est pas médiatisée. Sinon, tout le long de la frontière ivoirienne est une zone de transit de ces groupes terroristes. Aujourd’hui, s’il n’y a pas d’actions, c’est tout simplement lié au fait qu’ils n’ont pas encore dévoilé leurs stratégies pour ces zones. Personne n’en parle mais la frontière avec le Ghana et au niveau de Tamalé, est infestée. On observe des transactions effectuées par ces groupes sans attaquer le Ghana. Cela fait partie aussi de leur stratégie. Actuellement, s’il y a deux pays qui sont en alerte, c’est le Togo et le Bénin. Car, les terroristes y ont une base. Ils se disent qu’à partir de l’Est, ils peuvent aller frapper dans ces pays et revenir se repositionner sur le sol burkinabè.
Quelles sont les sources de financement et le réseau de ravitaillement de ces groupes armés ?
Leurs sources de financement et de ravitaillement se trouvent à plusieurs niveaux. Ils se financent à travers la vente de l’or. Les groupes armés terroristes ont pris le contrôle de plusieurs sites d’orpaillage. A l’Est, presque toutes les mines artisanales sont sous leur contrôle et une bonne partie au Sahel. Ils commencent à vouloir contrôler des mines artisanales dans les régions des Cascades, du Sud-Ouest et même dans le Centre-Ouest avec les derniers incidents répertoriés. Cette source de financement qu’est l’or, est énorme et intarissable en ce sens qu’avec de l’or, on peut tout payer. Personne ne résiste à l’or. Selon nos estimations, ils arrivent à engranger avec la vente de l’or, entre vingt et trente milliards de F CFA par an. La deuxième filière de financement et de ravitaillement est le trafic de motos et de carburant. Cette activité leur rapporte beaucoup. Ce trafic leur permet d’être mobiles et aussi de les commercialiser avec les populations et à vil prix. Une autre source d’approvisionnement est l’armement. Ils trafiquent l’armement, la cigarette et la drogue qu’ils transportent depuis les pays côtiers. Avec leurs couloirs, ils arrivent à atteindre le Sahel mais la drogue atteint même l’Europe à travers des pays comme la Mauritanie, l’Algérie et la Libye. L’armement est redistribué à leurs membres afin de mener le combat. Ce sont des filières bien huilées et bien agencées qui leur permettent d’être autonomes sur le plan financier, d’être riches et équilibrés. Ce qui leur permet de bien mener leurs actions dans de meilleures conditions.
« Si on arrive à les empêcher de se ravitailler et de vendre le carburant, cela voudrait dire qu’on les empêchera de se déplacer. Cela va les handicaper »
Y a-t-il des complicités internes et externes ?
Bien sûr qu’il y a des complicités internes et externes. Comment peut-on faire entrer des motos et du carburant et faire sortir de l’or avec une certaine facilité ? Avec qui vendent-ils l’or ? Ils vendent l’or à des Burkinabè. Ils vendent le carburant à des Burkinabè. On a souvent des scandales de trafics d’or et de carburant. Il faut donc impliquer les structures qui ont en charge la lutte contre la fraude et le trafic illicite. La lutte contre le terrorisme doit aussi prendre en compte la lutte implacable contre la corruption, le trafic et le grand banditisme. Si nous arrivons à sévir contre la corruption et la mal-gouvernance dans ces zones à fort déficit sécuritaire, on aura contribué à 60% à la lutte contre le terrorisme. Il ne faut pas être tolérant lorsque quelqu’un, par cupidité, fait du trafic avec ces groupes armés. Malheureusement, on est toujours pas ferme là-dessus. Pour moi, s’il cela n’existe plus, il faut rétablir la haute trahison. Quelqu’un qui laisse passer du carburant, des explosifs, de la drogue pour avoir de l’argent, je pense qu’il a trahi le Burkina. Car, il sait très bien ce qu’on va en faire. Pour moi, il faut instituer le crime de haute trahison pour tous ces gens qui sont aujourd’hui des complices ou facilitent le ravitaillement des groupes armés terroristes.
Quels rôles pourraient jouer les forces intérieures dans l’assèchement du financement et du ravitaillement des groupes armés ?
Cette guerre est même une lutte des forces intérieures. Car, ce n’est pas une guerre classique. Nous avons une guerre asymétrique à laquelle on a ajouté d’autres moyens peu orthodoxes. Nous devons outiller et armer les forces de sécurité intérieures de telle sorte qu’elles puissent faire face au terrorisme. Il y a plusieurs acteurs qui rentrent dans le schéma de la lutte contre le terrorisme. Les groupes combattants peuvent être attaqués par l’armée. Il n’y a pas de problème à ce niveau. Quant au trafic des criminels et des bandes organisées, c’est aux forces de sécurité intérieure d’y mettre fin. Si elles jouent ce rôle, je me dis qu’on va pouvoir atteindre des résultats probants. Si les douaniers, les policiers, les gendarmes et les Eaux et forêts arrivent à empêcher que le carburant et les motos entrent de façon frauduleuse, arrivent à empêcher que l’or ne sorte, on aura du coup empêché ces groupes de se mouvoir, d’appâter les jeunes avec de l’argent. Chacun a un gros rôle qu’il n’arrive même pas à jouer. Au lieu de le jouer convenablement, on passe le temps à se battre sur d’autres rôles à moins qu’il y ait des desseins cachés.
Comment expliquez-vous le détournement de camions- citernes par les HANI ?
Le détournement de citernes nous donne deux indicateurs. Le premier indicateur révèle que les groupes armés ont des bases logistiques dans les zones où les citernes ont été détournées. Avec ces bases logistiques, ils se ravitaillent en détournant les citernes. Le deuxième indicateur indique que le carburant est une source qu’il faut tarir pour atteindre les groupes armés. Si on arrive à les empêcher de se ravitailler et de vendre le carburant, cela voudrait dire qu’on les empêchera de se déplacer. Cela va les handicaper. Donc, ils seront fixés à un endroit. S’ils sont fixés, c’est plus facile de mener des opérations afin de les déloger. Ces deux indicateurs sont à prendre en compte. Maintenant, pourquoi on n’arrive pas à détecter ces citernes détournées ? C’est à cause du manque de logistique. Avec des moyens aériens, normalement, on doit être en mesure de pouvoir détecter 14 citernes qui se déplacent dans un pays de savane. C’est un pays de savane. Mais si on ne met pas les moyens nécessaires, effectivement, c’est difficile. Dans la stratégie des groupes armés, ils utilisent des axes minés. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui, les forces de défense ne peuvent pas les poursuivre lorsqu’ils détournent des citernes. Mais au moins, on doit pouvoir identifier l’emplacement de ces citernes à l’aide d’un dispositif aérien. Malheureusement, nous manquons d’équipements aériens. Nous manquons de logistique. Il va falloir y remédier et au plus vite. Sinon, la lutte va être encore plus rude et nous allons continuer à perdre des hommes.
Selon le porte-parole du gouvernement, ce sont 2/5 du territoire qui seraient hors de contrôle. Comment expliquez-vous cela ?
Moi, je dirai plutôt que c’est au minimum 3/5. Et ça, je suis même gentil. Dites-moi, en dehors de Ouagadougou, quelle direction pouvez-vous prendre sur plus de 100km sans être inquiété ? Le dernier drame qui vient de se produire était sur l’axe Koupèla-Fada. Cela voudrait dire qu’aujourd’hui, nous sommes dans une situation dramatique. J’ai toujours dit qu’il faut que le gouvernement ait un langage de vérité envers les populations. Il faut arrêter de couvrir et d’enrober la vérité. Il faut que les populations sachent dans quelle situation nous sommes afin d’en prendre conscience et aider le gouvernement. Si on continue d’enrober la vérité, il sera difficile de demander de l’aide aux populations. Il faut qu’on soit honnête en disant : « On a des problèmes. La situation est très dégradée et on demande de l’aide ». Jusqu’à aujourd’hui, nous ne sommes pas en train de renverser la tendance. En voulant aller vite parce qu’on veut des résultats, on commettra beaucoup d’erreurs et de tragédies. Beaucoup de tragédies et ce sera dommage pour la suite de la lutte. Non seulement cela va déstabiliser le gouvernement, mais aussi cela va démoraliser les troupes. Car, il n’y a pas lieu de sacrifier davantage des hommes qui ont déjà payé le prix fort.
« Si on était dans l’action, on planifierait des stratégies à long terme et avec des installations durables »
Les nouvelles autorités avancent que l’armée monte en puissance alors que des populations sont tuées. Qu’en pensez-vous ?
Il faut que le gouvernement ait un langage de vérité envers les populations. Si on enrobe la vérité, cela va nous rattraper. Lorsqu’on dit que l’armée monte en puissance, cela suppose que l’armée est en mesure, dans un premier temps, de protéger les populations parce que c’est son premier rôle. Et dans un deuxième temps, de se protéger elle-même. En principe, si l’armée monte en puissance, elle n’aura pas besoin de partenaires. Ou bien elle aura la latitude d’identifier clairement les partenaires avec qui elle voudra travailler. Je pense que le gouvernement doit clarifier son discours envers les populations pour que ces derniers puissent lui apporter de l’aide. Je pense que les choses sont en train de venir car le gouvernement demande de dénoncer les exactions commises par les FDS et les VDP. J’espère que l’Etat a compris qu’il fallait une relation de confiance. Pendant que nous sommes en ville en train de dire que l’armée monte en puissance, ceux des campagnes connaissent la réalité des faits. Et ils subissent toujours le courroux des terroristes. Et c’est cela qui fait qu’aujourd’hui, les populations ont du mal à collaborer avec les FDS. Car, il y a un fossé entre ce qui est dit dans les médias et ce qui se passe sur le terrain. Il faut que les autorités aient un langage de vérité. Si l’armée montre vraiment en puissance, on n’a même pas besoin de le crier sur tous les toits. On va juste le constater.
Comment expliquez-vous qu’après une opération militaire, l’armée se retire des zones ?
C’est parce que l’armée est dans la réaction. Si on était dans l’action, cela voudrait dire qu’on a planifié afin de conquérir une zone et on sait où se repositionner quand la zone est restaurée. Mais lorsqu’on est dans la réaction, on poursuit un ennemi et après l’avoir chassé, on ne sait plus quoi faire. Il va falloir retourner à la base. C’est le fait que nous soyons dans la réaction qui explique cette situation. Si on était dans l’action, on planifierait des stratégies à long terme et avec des installations durables. Tant qu’on ne quittera pas dans la réaction, on va toujours être propulsé par le rythme impulsé par les groupes armés terroristes.
« Pour moi, ce n’est pas dans l’intérêt de Damiba d’avoir le COTN directement sous sa coupe »
Depuis la création du COTN, le visage de la lutte contre le terrorisme au Burkina est Didier Bamouni. Et bien des Burkinabè pensent qu’on n’a plus un Chef d’Etat-major général des armées. C’est un sentiment que vous partagez ?
Oui ! Aujourd’hui, on a un COTN qui dépend directement du chef de l’Etat et non du chef d’Etat-major général des armées. Et ce CEMGA est désormais là pour des tâches administratives et pour mettre des hommes à la disposition du COTN. Si vous voulez, c’est comme si on avait deux chefs d’état-major. Un qui est directement rattaché au président et un autre qui est assigné à des tâches administratives. Cela complique encore notre organisation. Cela fait que les gens sont perdus aujourd’hui. Quand est-ce qu’il faut se référer au COTN et quand faut-il se référer au CEMGA ? Le COTN a tous les moyens logistiques et opérationnels et le CEMGA se consacre aux tâches administratives. C’est une situation qu’il va falloir clarifier davantage. Et aussi, il faut recadrer pour ne pas créer des précédents. Pour moi, ce n’est pas dans l’intérêt de Damiba d’avoir le COTN directement sous sa coupe. Car, cela lui fait manquer de fusible. Ici, c’est comme si c’est le président qui agissait puisqu’il y a un lien hiérarchique entre lui et le COTN. Alors que si c’était le CEMGA, à tout moment, on pourrait le changer. C’est ce que Roch Marc Christian Kaboré faisait. Le président ne peut pas dire qu’il n’est pas au courant de quelque chose puisque le COTN lui rend directement compte. Il n’y a donc plus de fusible pour lui. C’est un choix qu’il a décidé d’assumer mais ce n’est pas évident pour les hommes, de comprendre cette situation. Du coup, cela crée une autre difficulté qui s’ajoute à celle que nous vivons déjà. Cela va prendre du temps pour que les gens puissent comprendre.
S’il y a des zones où on devrait anticiper l’infiltration des groupes armés, ce seraient lesquelles ?
Nous avons le Centre-Est qu’il faut absolument ne pas laisser tomber. Car, c’est le Centre-Est aujourd’hui qui sert de base arrière pour le ravitaillement de ces groupes armés. Etant donné qu’ils contrôlent l’Est, ils utilisent le Centre-Est pour se ravitailler. Il y a aussi le Sud-Ouest, les Cascades et il y a des prémices au Centre-Ouest. Je pense que cela devrait être interpellateur pour l’Etat. Car, les évènements s’enchaînent. Nous avons eu l’incident (attaque de la mine par des orpailleurs, ndlr) qui s’est passée à Houndé. Depuis cet incident, nous avons répertorié 12 à 13 incidents de nature terroriste entre les Haut-Bassins et le Centre-Ouest. Le Centre-Ouest n’avait jamais connu d’incidents de cette nature. Aujourd’hui, ils sont à deux ou trois incidents de nature terroriste. Ce sont des indicateurs à prendre en compte. Est-ce qu’il n’y a pas un lien entre ce qui s’est passé à Houndé et ces incidents ? Est-ce qu’il n’y a pas un lien entre l’orpaillage et le terrorisme ? Est-ce que ce n’est pas un message que les populations veulent faire passer à l’Etat ? Voici des questions qu’il faut se poser et anticiper. Mais si on avance tête baissée, ce sera difficile. C’est cela aussi notre rôle tout en espérant qu’on sera écouté.
Bien des acteurs vous reprochent d’écumer les médias. Conseillez-vous nos dirigeants ?
(Rire). Si nous sommes dans les médias, c’est justement pour que tout le monde écoute. Chacun a un rôle qu’il doit jouer. Il y a des gens qui sont faits pour diriger, pour élaborer des stratégies et prendre des décisions. Et il y a des gens qui sont faits pour éclairer. C’est notre contribution dans cette lutte car cela permet aux populations de comprendre le contexte dans lequel nous nous trouvons et de participer à la lutte. Si les populations ne participent pas à la lutte avec ce contexte, ce sera difficile. Tout le monde n’a pas vocation à être ministre. Chacun là où il est, peut apporter sa contribution. Je sais qu’à travers les médias, de temps en temps, on m’écoute.
Depuis l’arrivée du Lieutenant-colonel Damiba au pouvoir, est-ce que vous avez été consulté ?
(Rires). Je préfère garder cela pour moi.
Propos recueillis et retranscrits par Boureima KINDO
Découvrez encore plus l’expert Mahamoudou Savadogo et son cabinet Granada consulting
Notre invité est expert en sécurité et Directeur général du cabinet Granada consulting. Ce cabinet mène des recherches sur l’extrémisme violent et la radicalisation au Sahel. C’est un cabinet de veille et d’analyses géopolitiques et de géostratégie, qui accompagne des organisations non gouvernementales et des ambassades dans la compréhension du contexte et dans la mise en place de leurs stratégies de sécurité et leurs places de sécurité. Mahamoudou Savadogo et son équipe mènent aussi des études scientifiques sur des thématiques telles que la sécurité et la paix. Grâce à ce cabinet, un outil appelé Sahel watch est mis en place pour la veille sécuritaire. Cet outil performant, aux yeux de certains acteurs, permet de répertorier tous les incidents de nature terroriste. Ce travail permet, selon son responsable, d’affiner les analyses Granada consulting, de réaliser des graphiques, de donner des tendances afin de mieux éclairer ses clients.
BK