MASSACRE DE THIAROYE, 80 ANS APRES : Quand les fantômes des suppliciés hantent toujours la France
Le 1er décembre de l’an de grâce 2024, le Sénégal commémore le 80e anniversaire de la mise à mort, on devrait dire, de l’exécution sommaire par l’armée coloniale française, de plusieurs dizaines de tirailleurs sénégalais, coupables d’indiscipline et de dissidence, selon le récit manifestement partial de leurs bourreaux. Les faits se sont déroulés le 1er décembre 1944 dans le camp sordidement célèbre de Thiaroye, dans la banlieue dakaroise, où des centaines de soldats ouest-africains manifestaient leur indignation face au refus de leur hiérarchie française de leur verser les primes de démobilisation promises, et le rappel de leurs soldes spoliées pendant la Deuxième Guerre mondiale au cours de laquelle ils avaient été engagés de force pour pallier l’insuffisance numérique de l’armée française face à l’ennemi allemand. Les chiffres officiels font état de 35 tirailleurs sénégalais bousillés, mais des sources plus crédibles indiquent que c’est plutôt plusieurs centaines de soldats ouest-africains (contrairement à ce que l’appellation générique de tirailleurs sénégalais semble suggérer) qui ont été réunis sur l’une des esplanades du camp avant d’être froidement et méthodiquement abattus à la mitrailleuse. La plupart des historiens s’accordent sur le chiffre total de 70 victimes. Mais le ratio entre tués sur place et mortellement blessés ne fait pas consensus et expliquerait la discordance des bilans dressés, d’autant que d’autres auraient été canardés dans les baraques ou achevés à l’hôpital.
La reconnaissance de la faute, pourrait ouvrir la porte des réparations au profit des victimes
Si les circonstances du drame et le nombre des victimes demeurent encore obscurs, il n’y a plus de doute sur la responsabilité de la France dans cette hécatombe, depuis que son président, François Hollande, a officiellement reconnu la spoliation, en 2014, et a promis d’honorer la dette vis-à-vis de ces soldats qui ont combattu pour la France et pour la liberté du monde. Le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est une avancée notable dans la gestion de ce dossier par la France qui a pendant longtemps mis en place des stratagèmes pour inverser les rôles en rendant les victimes coupables, et en fabricant un récit mensonger et à charge contre de pauvres soldats offerts en sacrifice pour avoir réclamé leurs droits. Même si le président Hollande n’avait pas, en son temps, évoqué clairement la répression sanglante du 1er décembre 1944, encore moins son caractère prémédité, son ministre des Affaires étrangères avait, quant à lui, lâché le mot juste pour qualifier les événements de Thiaroye, en parlant de « massacre » perpétré en terre africaine par une France coloniale hégémonique et violente. Par petites et sporadiques touches donc, la France qui est toujours hantée par les fantômes des suppliciés de 1944 ,veut peut-être battre sa coulpe, tout en évitant le risque de retour de flammes, puisque son implication avérée dans ce crime jusqu’ici sans coupable, pourrait accentuer le désamour entre elle et ses anciennes colonies, et donner raison aux pays de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) et au Tchad qui ont exigé et obtenu le départ de ses troupes de leur sol. La lettre envoyée par Emmanuel Macron au président sénégalais Diomaye Faye, peut être considérée comme un pas en avant dans la reconnaissance de la faute, et pourrait ainsi ouvrir la porte des réparations au profit des victimes ou de leurs ayants-droit.
Un coup de poker réussi par Diomaye Faye
C’est vrai qu’il y casse les codes en parlant, lui aussi, de « massacre » pour qualifier la réaction disproportionnée de la soldatesque française face à la mutinerie des tirailleurs sénégalais, mais sachons raison garder d’autant qu’il pourrait s’agir d’une simple entourloupe sémantique juste pour camoufler le mensonge d’Etat qui a prévalu jusque-ci, si ce n’est de la poudre de Perlimpinpin jetée aux yeux des rares rescapés encore en vie. N’oublions pas, en effet, que Macron n’en est pas à un coup tordu près, et souvenons-nous du tour qu’il a joué aux Burkinabè en promettant depuis Ouagadougou, de déclassifier les archives relatives à l’assassinat de Thomas Sankara, pour ne pas faire grand-chose une fois de retour à Paris. La présence à Thiaroye, ce 1er décembre 2024, de son ministre de l’Europe et des Affaires étrangères ne dissipe pas les doutes sur la volonté des autorités françaises d’assumer la lourde responsabilité de la France dans ce dossier surtout quand on sait que l’Hexagone n’a jusqu’ici reconnu que six victimes, et que plusieurs plaignants ont été déboutés par les tribunaux français soit parce que les faits seraient prescrits depuis 1953, soit parce qu’ils n’auraient pas intérêt à agir. Pour autant, cette présence de Jean-Noel Barrot sur les lieux du crime, est déjà appréciable, et certains estiment que c’est peut-être le début de la fin du déni et de l’imposture mémorielle qu’on a connus sous les régimes français précédents. En tout état de cause, la cérémonie commémorative riche en couleurs et en émotions, est à mettre à l’actif des nouvelles autorités sénégalaises qui ont promis de mettre fin à 80 ans d’omerta sur la tuerie de masse perpétrée à Thiaroye. C’est déjà un coup de poker réussi par Diomaye Faye, en réunissant ses homologues des Comores, du Gabon, de la Gambie et de la Guinée-Bissau pour le dépôt de gerbes de fleurs au cimetière où sont censés être enterrés les victimes de ce crime sans exemple dans l’histoire de la colonisation. On espère qu’il ne se contentera pas seulement de raviver la mémoire de ces tirailleurs, et qu’il fera tout, et c’est le plus important, pour que justice leur soit rendue à titre posthume et pour le repos éternel de leurs âmes respectives.
« Le Pays »