NAZI BONI : Le politique, le traditionaliste et l’historien
Daniel Ouezzin Coulibaly dont l’université polytechnique de Bobo-Dioulasso porte le nom depuis le 8 mai 2017, n’est pas le seul homme politique voltaïque qui s’est battu pour l’indépendance de son pays. Il y a également Nazi Boni selon l’auteur du texte ci-dessous qui rend hommage à celui qui est aussi considéré comme le premier écrivain voltaïque.
Nazi Boni fut un des acteurs parmi les plus éminents de l’histoire politique du Burkina Faso. Pour le montrer, après avoir campé le personnage, nous retiendrons quatre dimensions de l’homme pour tenter de cerner le rôle historique qu’il a joué ainsi que pour déchiffrer le contenu du message qu’il a légué aux générations futures. En effet, l’homme politique nationaliste, panafricaniste et visionnaire Nazi Boni fut aussi un grand homme de culture et un grand gardien des traditions de son peuple. A cela, il faut ajouter sa remarquable contribution, en tant qu’intellectuel, pour la réappropriation de l’histoire africaine, toute chose qui contribue très nettement à lui conférer un rôle d’éveilleur de consciences, voire de messager.
Qui était Nazi Boni ?
Nazi Boni, ce bwamu exceptionnel, est né vers 1909, dans un petit village bwa nommé Bwan, situé au Sud de la ville de Dédougou, dans le Mouhoun. Nazi est le « prénom » donné par ses parents en signe de gratitude à l’autel familial appelé Nazi. Le Patronyme de la famille, Boni, provient du nom d’un être merveilleux (ou d’un génie) qui sauva, selon la légende, son ancêtre chasseur (Magnini 1995). C’est donc enfant que Nazi Boni assiste à la grande révolte des Bwaba des années 1915-16 qui fut marquée par une terrible répression de la part des troupes coloniales : villages incendiés, chefs exécutés, population réduite à la famine, etc. Tels furent les premiers contacts de Nazi Boni avec l’homme blanc. Il en donne un témoignage poignant dans son monumental ouvrage : « Crépuscule des temps anciens ». Le colonisateur, lui-même, fut frappé par la détermination de ce peuple farouche et courageux, comme le témoigne cet extrait du rapport du 1er novembre 1916, de l’administrateur Vidal, chargé de l’enquête sur les causes de la révolte de la boucle de la Volta noire (Nazi Boni 1962 : 233) : « Des hommes, en grand nombre, des vieillards, des femmes, des enfants, en groupe ou isolément, préféraient se faire tuer ou se laisser enfumer et griller dans les cases incendiées, plutôt que de se rendre, malgré la promesse de vie sauve qui leur était faite (…) J’ai vu des femmes s’enterrer vivants dans des caveaux de famille, parmi les ossements, un vieillard se pendant au-dessus du cadavre de son fils pour ne pas tomber dans nos mains ».
Descendant d’une lignée de « chefs de Terre », Nazi Boni figure parmi les premiers enfants bwa à être envoyés de force à « l’école des Blancs ». En 1921, il va donc fréquenter l’école élémentaire régionale de Dédougou distante d’environ 70 km de Bwan. Après l’obtention de son Certificat d’études primaires (CEP), il est admis, en 1925, à l’Ecole primaire supérieure de Ouagadougou puis à l’Ecole William Ponty de Gorée (Dakar) où il étudie de 1928 à 1931 et obtient son diplôme d’instituteur. Il débute sa carrière à Ouagadougou en 1931. Après plusieurs mutations (Aboudé, Bongouanou, Odiénné, Agboville, Aboisso), il est nommé directeur de l’Ecole primaire de Treichville en 1941. Après l’obtention du « Diplôme supérieur d’aptitude Professionnelle » (DSAP) à Dakar en 1944, il rejoint le Sud-Est de l’ex-Haute-Volta comme directeur d’école à Tenkodogo.
C’est aussi l’époque de son entrée en politique avec les élections à l’Assemblée constituante française où il propose et soutient la candidature de Ouezzin Coulibaly. Mais, déçu par Houphouet Boigny pour qui il s’était prononcé, au premier tour contre la candidature du Baloum Naaba qu’il estimait moins progressiste, il s’abstiendra au second tour, lorsqu’il apprend que Houphouet Boigny a préféré Marcel Laubouet, un Ivoirien de la Basse-Côte, pour le seconder, au détriment de Daniel Ouezzin Coulibaly. Il choisira, alors de militer aux côtés de la chefferie traditionnelle moaga, au sein de l’Union voltaïque, pour la reconstitution de la Haute-Volta en reprochant au RDA, non seulement ses méthodes, mais aussi sa tendance à vouloir « substituer au colonialisme blanc un impérialisme de couleur ». En 1946, il crée « l’Amicale voltaïque » qui a pour objectif de représenter les intérêts de la région Ouest du pays à l’intérieur de l’Union voltaïque. La même année, il est élu au Conseil général, puis à l’Assemblée territoriale de la Haute-Volta pour un mandat de six ans (1946-1952). Mais dès 1948, il devient député à l’Assemblée nationale française où il sera constamment réélu jusqu’en 1960 et où il s’illustrera par son intervention sur la guerre d’Indochine en suggérant à la France d’entamer sans attendre des négociations directes ou indirectes avec Hô Chi Ming ainsi que par sa prise de position en faveur d’un réajustement de la pension des anciens combattants et le droit pour les instituteurs noirs de passer le CAP et de jouir des prérogatives qui lui sont rattachées.
Il est également désigné comme Président de l’Assemblée territoriale de Haute-Volta, de décembre 1957 à avril 1958. Au sein de cette institution, il s’opposera avec fermeté aux méfaits du régionalisme, à la balkanisation du pays et à l’influence des chefs traditionnels, en créant le Mouvement populaire africain (MPA) qui est, en fait, une mutation du Mouvement populaire d’Emancipation africaine (MPEA) qu’il avait fondé depuis le 29 août 1954 avec Traoré Diongolo. Il représente son parti au congrès constitutif du PRA en 1958, à Dakar. Il y préconise « la suppression des frontières internes coloniales, l’érection du groupe de territoires de l’AOF en un bloc unifié ». C’est de cette époque que date sa rupture définitive avec Ouezzin Coulibaly qui, lors des élections à l’Assemblée territoriale de 1957, avait préféré fusionner le RDA avec le Parti social d’Emancipation des Masses africaines (PSEMA de Joseph Issoufou Conombo pour former le Parti démocratique unifié (PDU), avec le Moogho Naaba comme président d’honneur et nouer alliance avec le Mouvement démocratique voltaïque (MDV) du capitaine Dorange, pour obtenir une majorité certes, peu confortable (37 sièges sur 70) mais suffisante pour former le premier Conseil de gouvernement de la Haute-Volta dont il fut le vice-président (Madiéga 1995 : 440-441). Cette rupture traduisait aussi une nouvelle donne, en ce sens que le combat politique en Haute-Volta, sinon même en Afrique occidentale française, se transposait désormais au niveau d’une lutte acharnée entre partisans et opposants à la création d’une fédération des Etats africains : c’est-à- dire entre le PRA fédéraliste de Nazi Boni et le RDA de Ouezzin Coulibaly puis de Maurice Yaméogo farouchement opposé à toute idée d’union d’Etats africains. Figure emblématique de la vie politique voltaïque jusqu’en 1969 et leader charismatique du Parti du Regroupement Africain, Nazi Boni avait, non seulement, la stature d’un homme d’Etat mais, en plus, ses grandes qualités d’homme de lettres doublées de celles d’homme de science faisaient de lui un des intellectuels les plus illustres du Burkina et d’Afrique. Le Professeur Joseph Ki-Zerbo, lui rendant hommage, disait : « Nazi Boni était un homme de caractère, une personnalité (…) Un homme, c’est-à-dire qui sait dire non, qui sait opposer son refus farouche, inflexible à ce qu’il estime être de l’arbitraire et de l’oppression, un homme c’est-à-dire qui sait dire oui, qui sait se fixer un but dans la vie et le poursuivre avec constance et une ténacité inébranlable… ». Actuellement élevé au rang de « héros national du Burkina Faso », sa vie et son parcours demeurent toujours un champ d’études pour les historiens et les politologues.
Nazi Boni : le nationaliste-panafricaniste et le visionnaire
Chez Nazi Boni, le personnage du patriote partisan du fédéralisme qui s’est toujours battu pour l’unité de son pays et, au-delà, pour l’unité africaine et celui du visionnaire qui avait une lecture prospective de l’avenir de son pays et du continent se combinent et se côtoient continuellement. En effet, ses positions nationalistes et panafricanistes transparaissent dans son option, sans équivoque, pour le fédéralisme et l’unité véritable entre Etats africains. Ainsi, bien que fervent partisan de la « Fédération du Mali », Nazi Boni avait démontré lors du Congrès de Bamako des 29 et 30 décembre 1958 (où la Haute-Volta avait envoyé une délégation forte de huit membres, à savoir quatre du PRA et quatre du RDA pour appeler à la constitution de cette Fédération) que le véritable partenaire économique naturel de la Haute-Volta était le Ghana en ces termes : « La Haute-Volta, elle-même subit fortement l’influence du Ghana. Si pendant un certain temps, notre activité a été centrée sur la Côte d’Ivoire, c’est parce que le colonisateur l’a voulu ainsi. Sans quoi, notre centre d’attraction, c’est le Ghana (…) » (De Benoist 1996 : 11).
Il y a donc chez Nazi Boni une réelle volonté de rompre définitivement avec le passé colonial que l’on ne retrouve pas chez un Maurice Yaméogo qui, après avoir opté pour la « Fédération du Mali », à l’Assemblée constituante fédérale tenue à Dakar du 14 au 17 janvier 1959, a fait une volte-face spectaculaire le 29 janvier, sous la pression de la Côte d’Ivoire et de la France ; soit seulement un jour après la ratification à l’unanimité, par l’Assemblée constituante et législative de Haute-Volta, de la Constitution de la toute nouvelle fédération. En effet, prétextant un coup de force du Colonel Chevreau, mené conjointement avec la chefferie traditionnelle moaga et les anciens combattants, il fait voter les pleins pouvoirs à son gouvernement par l’Assemblée voltaïque. Moins d’un mois plus tard, en fin février, il convoque à la hâte la même Assemblée et en l’absence des députés de l’Ouest (majoritairement favorable à la Fédération), conteste l’adhésion de la Haute-Volta à la Fédération et fait adopter un projet de Constitution qui écarte toute option fédéraliste. En fait, la « Fédération du Mali » est pour Nazi Boni un moyen pour parvenir rapidement à une union afin de reconstruire l’Afrique sur des bases autonomes. Le constat que l’on peut faire à ce niveau, c’est la constance de Nazi Boni dans ses positions politiques sur l’unité africaine, contrairement à la plupart des autres partis et hommes politiques qui avaient en charge la direction politique de la Haute-Volta et qui changeaient de positions avec une facilité déconcertante. Sur ce point, deux remarques importantes s’imposent.
Premièrement, il convient de faire ressortir l’opposition grandissante entre le PRA et l’UV/RDA qui se cristallisera progressivement en lutte pour ou contre la « Fédération du Mali », voire d’unité d’Etats africains, avec en toile de fond, la défense des intérêts de la Côte d’Ivoire et de la France qui tente par tous les moyens de faire échouer les projets de fédération en Afrique noire francophone. Le deuxième point à souligner, c’est que derrière la question du fédéralisme, se profile également la question de rivalité entre l’Ouest et l’Est du pays. En effet, la partie Ouest du pays, constituée d’une mosaïque de groupes ethniques, organisés traditionnellement en systèmes lignagers ou villageois, abrite une grande ville, Bobo Dioulasso qui, dans les années 1940, déjà un grand centre commercial et économique nettement plus important que Ouagadougou car située au cœur des voies marchandes reliant les régions soudanaises aux pays côtiers. En plus, elle bénéficie d’un climat moins sec et plus favorable à l’agriculture que le reste de la Haute-Volta. A l’inverse, le Centre et le Nord du pays sont des régions sèches et peu favorables aux cultures agricoles et au développement économique. En 1888, comme l’a mentionné le capitaine Binger, Ouagadougou n’était encore qu’un « gros village » bien que la ville soit au centre d’un vaste espace politique sous l’autorité d’un puissant empereur. En réalité, le développement de Ouagadougou se fera d’abord, avec le choix de la ville comme capitale de la colonie de Haute-Volta en 1919. Ensuite, avec sa désignation comme siège du gouvernement de la colonie de Haute-Volta, lors de son rétablissement en 1947 sous le poids du bloc formé par les royaumes moose et le Moogho Naaba. C’est pourquoi, il n’est pas étonnant que l’on retrouve derrière la question du fédéralisme, en 1959, la vieille rivalité entre l’Est et l’Ouest. Cette rivalité se poursuivra et s’accentuera après les indépendances de 1960 avec le président Maurice Yaméogo qui s’orientera vers un pouvoir absolu, avec l’élimination du jeu politique de toute opposition à sa politique.
Ainsi, il mènera une chasse aux sorcières contre Nazi Boni et les dirigeants du PRA qui sont, soit écartés du gouvernement, soit ralliés à la cause du RDA. Même les partisans du fédéralisme à l’intérieur du RDA sont renvoyés du gouvernement et poursuivis. Nazi Boni crée alors le 6 octobre 1959, le Parti national voltaïque (PNV) qui se veut une section du Parti de la Fédération africaine (PFA) qui est aussitôt déclaré d’orientation anti constitutionnelle. Deux jours plus tard, il lance le Parti républicain de la liberté (PRL) qui est dissous le 6 janvier 1960. Après une lettre ouverte critiquant sévèrement l’action gouvernementale, diffusée le 28 janvier, les dirigeants du PRL, à l’exception de Nazi Boni qui se trouvait à Dakar, sont tous arrêtés et internés. Commence alors pour lui, un long exil de près de six années. Le PRA sera donc quasi inexistant en Haute-Volta jusqu’au soulèvement populaire du 3 janvier 1966 qui renversera le président Maurice Yaméogo. Nazi Boni rentre au pays le 18 juin 1966 et est accueilli triomphalement à l’aéroport de Bobo Dioulasso. Mais les activités politiques tardent à reprendre car le Conseil supérieur des Forces armées confisque le pouvoir jusqu’en 1970. C’est donc dans des conditions difficiles que Nazi Boni et le PRA reviennent sur la scène politique, après une longue absence. Préoccupé par la réorganisation et l’implantation de son Parti dans les différentes régions du pays, Nazi Boni trouve la mort, le 16 mai 1969, dans un accident de la route, à Sakoinsé, alors qu’il se rendait de Bobo Dioulasso à Ouagadougou pour donner une conférence sur : « Les fondements traditionnels et modernes du pouvoir en Afrique ».
Avec la mort de son père fondateur, symbole de l’unité du Parti et de la résistance au RDA, le PRA connaîtra de sérieuses difficultés pour continuer l’œuvre entreprise par Nazi Boni. Sa succession sera l’objet d’une lutte âpre entre deux courants représentés respectivement par Laousséni Ouédraogo et Palé Issa Welté. Le compromis réalisé entre les deux clans et ayant conduit à l’élection de Diongolo Traoré, personnalité conciliante et respectée au sein du parti, fera long feu car, malheureusement, ce dernier trouvera, lui aussi, la mort dans un accident de la route, le 11 avril 1971, à quelques encablures de Boussouma. Malgré tout, l’héritage laissé par Nazi Boni au PRA portera quelques fruits car ce parti sortira deuxième aux élections législatives de 1970, avec douze (12) députés. Mais, avec la mort prématurée de Nazi Boni et, par la suite, de celui qui apparaît comme l’homme providentiel pour le remplacer, Diongolo Traoré, le PRA se trouvera décapité et sans véritable projet de renouvellement. Dès lors, il entre dans un processus de désintégration, jalonné de luttes de clans et d’intérêts qui l’entraîneront vers des scissions, alliances et recompositions diverses jusqu’aux années 1979-80 qui verront sa disparition progressive de la scène politique voltaïque puis burkinabè. Nazi Boni fut aussi un grand intellectuel visionnaire. En effet, bien avant les indépendances formelles de 1960, Nazi Boni avait une vision élaborée et précise de l’avenir de son pays et de l’Afrique. L’unité politique de la Haute-Volta et celle de l’Afrique toute entière constituaient sa grande préoccupation. Il a toujours été constant dans ses prises de positions sur ces questions.
Selon Kambiré S. Léopold (un de ses plus fidèles disciples, aujourd’hui disparu), Nazi Boni considérait la politique comme : « l’art du dévouement à la cause publique » car le pouvoir était pour lui un moyen pour les gouvernants de se mettre au service du peuple et non de l’asservir. Il conçoit le fédéralisme comme la conséquence d’une prise de conscience, une nécessaire correction de l’histoire. « Depuis l’antiquité, estime- t-il, le monde extérieur a instauré en Afrique la politique de diviser pour régner. Si l’Afrique veut réaffirmer sa personnalité et apporter sa contribution positive à l’élaboration d’un humanisme moderne, il faut qu’elle s’emploie à réaliser patiemment son unité, en commençant par les unités nationales, ce qui implique la condamnation définitive du tribalisme, du régionalisme, du nationalisme sectaire » (cité par Kambiré Sié Léopold). Il appelle donc à la moralisation de la société africaine pour progresser car : « le problème du sous-développement qui, en fait, relève de la morale, restera insoluble tant que nous ne ferons pas du civisme et de l’esprit de sacrifice, notre loi sacrée. Le monde repu pourra déverser sur l’Afrique des milliards de francs, de livres, de dollars (….), il aboutira à des résultats décevants ». En 1956, au plus fort de l’adversité, lors d’un meeting du Mouvement populaire africain (MPA), au moment où la quasi-totalité de la classe politique “grenouillait” autour de la chefferie traditionnelle et de l’administration coloniale pour former un bloc contre toute idée de fédération d’Etats africains, Nazi Boni, lance à l’assistance : « ceux qui refusent de me comprendre allumeront un jour des torches en plein soleil pour me chercher, mais en vain » (cité par Kambiré Sié léopold).
Nazi Boni : l’homme de culture, le traditionaliste et l’éducateur
Nazi Boni est demeuré tout au long de sa carrière très rattaché à ses traditions du pays bwa, où il séjournera régulièrement. Son nationalisme voltaïque se manifestera aussi très clairement dans son combat pour la reconstitution de la Haute-Volta en 1947. Ce désir d’affirmer son identité et son nationalisme se retrouve dans sa volonté de consigner les traditions de son pays, le Bwamu. En effet, depuis les années 1950, il n’a pas arrêté de parcourir tous les confins de sa région et de son pays, de donner des conférences et des entretiens au sein même des populations paysannes. C’est pendant cette période qu’il entreprend de collecter des informations sur sa culture d’origine dont il perçoit le déclin ainsi dans « Crépuscule des temps anciens » : « Il est temps de lancer un dernier et pressant appel aux chercheurs afin qu’ils redoublent d’efforts dès maintenant, s’ils ne veulent pas laisser sombrer dans la nuit de l’ignorance, certains trésors culturels de notre vieux continent. Plus tard, ce sera peut-être trop tard » (Boni 1962 : 17). Poursuivant son constat, il écrit : « Pour faire connaître un peuple d’Afrique noire, hormis la technique de la pure recherche scientifique, la meilleure méthode consiste à le vivre, à le regarder vivre, à collecter ses vieilles traditions auprès de leurs conservateurs, les « Anciens » dont les derniers survivants sont en voie d’extinction, et à transcrire le tout sans rien farder. Tel a été mon rôle dans l’élaboration de cet ouvrage qui n’est ni un code coutumier, ni un formulaire de recettes incantatoires, mais l’expression de la vie paysanne, religieuse, guerrière et sentimentale d’un peuple en action à une époque antérieure à la colonisation » (Boni 1962 : 18, 19).
Sa dimension d’homme de culture et de traditionaliste trouve un continuum dans son rôle d’éducateur. Nazi Boni était, non seulement un instituteur émérite qui aimait la « fonction éducative », mais, il est aussi, le fondateur, à partir de ses propres moyens, du premier établissement scolaire secondaire privé de Bobo Dioulasso, le Collège de l’Avenir, à un moment où, comme le souligne très justement le Professeur Louis Millogo : « tout le système éducatif était entre les mains de l’Etat et de l’Eglise catholique ». Ce collège, selon ses propres dires, à l’occasion de la première distribution des prix de son établissement, le 19 juin 1968 : « … n’est pas une entreprise commerciale, mais une entreprise sociale d’initiative privée ». Plus tard, s’adressant à des étudiants, il dira : « Lorsque l’on désire la dégénérescence d’un peuple, il suffit d’insuffler à ses générations montantes le goût des sinécures, des plaisirs faciles et du confort, des discours creux, le mépris inconscient de leur propre raison d’être. Demandez-vous si la culture dont vous êtes imprégnés, la civilisation que vous savourez ne vous ont pas métamorphosés en mauvaises copies du blanc » (cité par Kambiré Sié léopold).
Nazi Boni : l’historien
En tant qu’intellectuel, Nazi Boni laisse derrière lui une œuvre historique très remarquable, fondée sur sa volonté d’accomplir une synthèse de l’histoire africaine (cf. « Histoire synthétique de l’Afrique résistante : les réactions des peuples africains face aux influences extérieures ») qui constitue un effort très intéressant et fort louable d’aborder l’histoire africaine dans une perspective d’engagement, ce qui demandait un certain courage intellectuel pour l’époque. Comme le souligne Jean Suret-Canale dans sa préface à l’ouvrage (cf. Boni 1971 : 18), Nazi Boni « avait l’avantage d’apporter l’optique d’un homme qui, formé à l’école européenne, n’a jamais rompu avec son milieu ». En effet, Nazi Boni y rejette l’idée d’une histoire désincarnée qui renverrait dos à dos le bourreau et la victime. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit un fervent adepte du sociologue et économiste suédois Gunnar Myrdal (Prix Nobel d’économie en 1974) qui disait : « Une science sociale désintéressée est un pur non-sens. Elle n’a jamais existé et n’existera jamais ». Il y a aussi chez Nazi Boni, à l’image d’un Cheikh Anta Diop, une volonté profonde de se « réapproprier » l’histoire de l’Afrique, longtemps confisquée par le colonisateur.
Mais, cette entreprise qui conduit inévitablement à prendre position par rapport à un passé douloureux, ambigu et complexe, renferme un double piège : celui de considérer les Africains comme de simples victimes ou, à l’inverse, comme les seuls responsables de leurs malheurs. Nazi Boni refuse d’y tomber car pour lui, l’histoire doit avant tout permettre une prise de conscience. Ainsi, précise-t-il : « Si l’histoire de l’Afrique résistante reconstituée par les Africains pouvait devenir une source d’enseignement susceptible de provoquer chez l’ancien colonisateur un retour sur lui-même, un examen de conscience, et chez le colonisé une volonté de dépassement du fait colonial (…), alors ses auteurs pourraient se réjouir d’avoir œuvré pour une noble cause » (cf. Boni 1971 : 22, 23). « Une indépendance politique sans affirmation de la personnalité culturelle des peuples bénéficiaires n’est qu’un leurre », aimait-il rappeler (cité par Kambiré Sié Léopold). En définitive, l’histoire chez Nazi Boni se présente comme un moyen de créer du sens, de reconquérir une identité. Il n’est donc pas étonnant de le voir écrire ces lignes dans une correspondance adressée à Jean Suret-Canale : « En matière d’historiographie, je me refuse sans équivoque à être “conformiste”. Dans l’état actuel de l’histoire africaine, être conformiste, c’est tourner le dos à la vérité historique, c’est accepter de forger pour l’Afrique une histoire “sans visage” (…) Notre historiographie doit être la consécration de notre propre vision du monde » (cité par Jean Suret-Canale, in Boni (1971 : 18).
Nazi Boni : héros ou messager ?
Avec autant de qualités et doté d’une personnalité aussi forte, Nazi Boni ne pouvait laisser indifférent, ni la classe politique, ni le peuple burkinabè. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait été élevé au rang de « héros national du Burkina Faso ». Cependant, pour les historiens et les politologues, il reste de nombreuses interrogations à son sujet. En effet, on peut se demander si Nazi Boni avait accédé un jour aux plus hautes marches du pouvoir, serait-il parvenu à créer une entente autour de sa personne, sans tomber dans le piège du parti unique qu’il rejetait et combattait pourtant avec vigueur ? Aurait-il été au bout des réformes qu’il entendait mener ou aurait-il sombré dans un certain conservatisme ? On peut s’interroger aussi sur la question de savoir s’il aurait réussi à faire mieux avancer la cause du fédéralisme tout en réussissant à maintenir l’unité nationale. Ces questions resteront à jamais sans réponses. Il n’empêche que cet intellectuel anticonformiste bwamu, courageux et visionnaire, a su, à un moment donné de l’histoire du Burkina Faso, incarner un espoir, une volonté de changement, pour devenir même un catalyseur d’un mouvement de refus à l’ordre établi. En cela, il est assez proche d’un Thomas Sankara par son comportement et par certaines de ses idées politiques.
En effet, leurs parcours politiques respectifs contiennent de nombreux points communs. Sans doute, Thomas Sankara a t-il tenu un discours beaucoup plus radical, plus “révolutionnaires” devrait-on dire que Nazi Boni, en se dressant contre les forces qu’il qualifiait de « réactionnaires » ou de « rétrogrades », véritables obstacles à l’évolution des peuples africains vers le progrès. Mais, les deux hommes ont en commun un courage et une détermination politiques peu courants, une grande intégrité intellectuelle et un refus total du compromis. De surcroît, ils partagent la même vision panafricaniste de la politique africaine, associant l’avenir de l’Etat voltaïque puis burkinabè à celui du continent africain au travers d’une entité supranationale (Fédération du Mali pour Nazi Boni et OUA pour Thomas Sankara). Du reste, on retrouvera la même vision d’un partenariat « naturel » entre le Burkina Faso et le Ghana chez les deux hommes. Tous les deux, ils se sont retournés contre le cadre institutionnel dont ils sont issus (administration coloniale pour le premier, armée nationale voltaïque pour le deuxième). Ils ont également été tentés par la collaboration avec le régime conservateur en place, avant d’opter pour une opposition franche et déterminée, en se posant comme les défenseurs de la vertu et de la justice et en prônant une moralisation du pouvoir et de la société. Ce qui les différencie, cependant, c’est que Thomas Sankara, contrairement à Nazi Boni, a eu l’opportunité de gouverner. Mais, encore une fois, leurs destins se rejoignent dans une fin tragique et brutale qui mit un terme à leurs existences respectives, laissant un goût d’inachevé à leurs carrières politiques mouvementées. Intellectuel courageux et patriote, doué d’une force de caractère et d’un franc-parler inégalés, orateur hors pair, Nazi Boni laisse derrière lui un message d’une très grande richesse et d’une profondeur encore insuffisamment exploitée.
Il lègue pour la postérité, tout comme le fera, plus tard, Thomas Sankara, un message d’une très grande richesse que les générations futures gagneraient à se réapproprier et à approfondir pour une réelle restauration de la conscience historique et la renaissance africaines. Son œuvre constitue donc un appel à la mobilisation de toutes les forces sociales pour une reprise en main de l’Afrique par les Africains. Elle comporte le message fondamental suivant : seules la réappropriation et l’assimilation de son histoire et de sa culture par un peuple peuvent permettre la prise en main de son destin et renforcer la confiance en soi. Alors seulement, il pourra s’émanciper et s’épanouir dans l’interaction et la conjonction avec les autres.
Diallo Amadou
Notes 1- Pour plus de précisions et de témoignages, se référer au magnifique ouvrage du Professeur Millogo : « Nazi Boni : premier écrivain du Burkina Faso ». La langue du bwamu dans « Crépuscule des temps anciens ». Presses universitaires de Limoges, 2002 ;
2- Concernant Kambiré Sié Léopold, se référer à son excellent document inédit, mais non daté, aux archives du MATS, Ouagadougou ;
3- Voir aussi Palm Domba Jean-Marc in : le fédéralisme et l’émergence des partis politiques en AOF : le cas de la Haute-Volta (1947 – 1960), thèse de doctorat en histoire. Lomé, Université du Bénin, 2000 ;
4- Voir enfin Froidevaux Sylvain in : la connaissance, entre pouvoir et transgression (Tome 2), thèse de doctorat en sciences sociales, Lausanne, Université de Lausanne, 2001.