LA NOUVELLE DU VENDREDI : Une aigreur légitime
Il était onze heures sur une avenue de la capitale du pays des Hommes intègres, nous discutions chez un ami. En face, le jeune vendeur de chaussures avait exposé sa marchandise. Une voiture de luxe avec deux jeunes femmes à bord arriva. La luxueuse voiture se gara juste devant la porte du petit kiosque. En pleine période de pluie, de modestes retenues d’eaux ornaient les bordures de la route. En garant la voiture, des éclaboussures d’eaux aspergèrent les chaussures étalées du jeune vendeur. Très calmement, le vendeur prit une serviette et se mit à essuyer ses chaussures. Nous pensions que les occupantes de la voiture étaient de probables clientes matinales pour le jeune commerçant. Les deux occupantes sortirent de la voiture. Sans un mot ni un regard sur personne, elles se dirigèrent vers une pâtisserie de l’autre côté de l’avenue.
Tous les voisins devant leurs marchandises se regardèrent. L’espace public appartient à tous et il n’est point un crime de se garer où bon vous semble sur une avenue du moment qu’on ne piétine pas la loi et le Code de la route. Le stationnement de la voiture devant la marchandise du petit débrouillard ne gênait point les voisins, c’était plutôt l’attitude de ses deux occupantes qui s’en allaient tranquillement prendre leur déjeuner de l’autre côté sans la moindre excuse ou un simple bonjour après avoir inondé d’eau la marchandise du petit vendeur, qui révoltait.
L’un des commerçants de la place, le plus âgé sans doute, calma les ardeurs des jeunes qui voulaient se faire justice en salissant la belle voiture. Lorsque les deux belles dames après une heure à la pâtisserie ressortirent, l’homme âgé les interpela :
– Bonjour mes filles, je vous ai vues garer votre voiture pour aller de l’autre côté. En stationnant votre voiture, vous avez, sans intention et sans le savoir sans doute, mis de l’eau sur les chaussures du jeune vendeur. Nous sommes propriétaires de ces boutiques et ce n’est point un problème de garer sa voiture devant nos portes. Ce que nous vous demandons …prochainement, prenez le soin de nous dire bonjour.
Pendant que la conductrice enlevait ses verres pour toiser le vieux commerçant, l’autre passagère lança :
– Allons ma chérie et laissons ces aigris avec leur aigreur !
Pour cette phrase, ce fut un moment difficile entre les deux jeunes dames de la voiture de luxe et les jeunes vendeurs du lieu. Il a fallu l’intervention des aînés pour calmer la situation et permettre aux occupantes de la voiture de partir sans dommage.
La chose est devenue courante au Faso. Traiter l’autre d’aigri, parce qu’il est dans la précarité est devenu de plus en plus une insulte courante dans la bouche de certains Burkinabè. Comme si manger à sa faim, boire à sa soif, s’habiller à sa guise, dormir dans le luxe, rouler sur un engin de confort et avoir un compte en banque bien fixé leur donnent le droit de traiter d’aigris ceux qui n’ont pas eu cette chance matérielle.
Même étant à l’abri du besoin matériel, au vu et au su de ce qui se passe dans le monde peut nous inspirer une dose de révolte, d’aigreur. Ne pas avoir une seule goutte d’aigreur dans notre sang pour ce qui se passe devant nous en matière d’injustice, de favoritisme, d’inégalité de chance et de violence gratuite n’est pas noble. Observer, sans une seule goutte de révolte la misère près de nous parce qu’on en est bien à l’abri, frise le ridicule pour ne pas dire l’égoïsme. C’est vrai qu’il existe une autre aigreur, la mauvaise qu’on pourra nommer jalousie. Cette aigreur qui fait détester l’autre, le haïr, souhaiter sa chute, parce qu’il a quelque chose qu’on n’a pas. Cette aigreur est condamnable et détestable. Mais, dans l’histoire du monde, nous avons des exemples de grands hommes et de grandes femmes qui vivant dans le luxe auraient pu se la couler douce. Cependant, inspirés par une aigreur légitime et noble, ils ou elles ont lutté pour des causes salutaires en offrant des merveilles à l’humanité. On a l’aigreur de Nelson Mandela, laissant son confort de prince et d’avocat pour lutter contre la domination égoïste pour une cause noble. Voyez le résultat de cette aigreur légitime. On a aussi l’aigreur de mère Theresa, sortie de son confort car révoltée contre la misère du monde. Une dose d’aigreur qui fit des merveilles à travers le monde. Les exemples sont nombreux sous nos cieux au pays des Hommes intègres et ailleurs où des hommes et femmes dans le confort absolu ont été sensibles et révoltés par la misère et la douleur d’autrui. Une aigreur légitime et salutaire. On pourrait continuer à citer l’aigreur de l’exploité contre l’exploiteur, l’aigreur du pauvre contre la boulimie démesurée et sans état d’âme du riche insensible, l’aigreur de l’étudiant ayant en poche ses diplômes et qui peine à trouver un emploi pour se libérer de la précarité. Et s’il existait alors des aigreurs nobles et légitimes ? Pourquoi pas une petite dose raisonnable d’aigreur en chacun de nous pour faire changer quelque chose ? L’aigreur, la révolte du président de la république, du ministre, de l’élu contre la misère, le chômage, l’analphabétisme ou le fanatisme, peut être une aigreur bénéfique à la Nation. Alors pourquoi pas… ?
Ousséni NIKIÉMA
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