SALEH KEBZABO, CHEF DE FILE DE L’OPPOSITION TCHADIENNE : « C’est Salifou Diallo qui a pris en charge ma famille, ici, lorsqu’il y a eu la guerre en 2008 »
Elles sont nombreuses, les personnalités du monde politique africain à avoir effectué le déplacement du Burkina pour prendre part aux obsèques de Salifou Diallo, président de l’Assemblée nationale du Burkina, décédé le 19 août dernier à Paris. Sont de ces hommes politiques, le président de l’Union nationale pour la démocratie et le renouveau (UNDR) du Tchad, Saleh Kebzabo, député à l’Assemblée nationale et chef de file de l’opposition tchadienne, qui confie être venu à Ouagadougou pour rendre hommage à un camarade politique, un ami et ce, en compagnie de son épouse. Alors que Saleh Kebzabo préparait ses valises pour quitter Ouagadougou, le mardi 29 août 2017, nous l’avons rencontré à son hôtel pour échanger avec lui. Saleh Kebzabo n’a pas hésité à livrer son témoignage sur l’illustre disparu qu’est Salifou Diallo. Nous avons donc saisi l’opportunité qui s’est présentée à nous pour aborder avec lui la situation socio-politique au Tchad.
« Le Pays » : Dans quel cadre êtes-vous au Burkina ?
Saleh Kebzabo : Si vous rencontrez un étranger à Ouagadougou ces jours-ci, c’est pour les obsèques de notre ami, camarade et frère Salifou Diallo. Je suis venu avec mon épouse pour apporter un peu de réconfort aux parents et aux amis burkinabè qui viennent de perdre un grand homme. Sur Salifou lui-même, je n’ai pas besoin de m’étendre davantage après tout ce que j’ai entendu entre le Palais des Sports de Ouagadougou, Ouahigouya et ce que j’ai lu dans la presse qui résume amplement l’Homme. J’étais en train de chercher dans ma tête quand et comment je l’ai connu, mais je ne retrouve toujours pas et je ne sais pas pourquoi. Toujours est-il qu’on avait des relations plus qu’amicales et militantes.
Quel souvenir gardez-vous de l’illustre disparu ?
Le souvenir d’un homme affable, qui a le sens de l’écoute, même s’il sait anticiper. C’est quelqu’un qui est d’une générosité d’esprit, il faut le souligner. C’est évidemment un militant jusque dans la moelle. Il réagit, il vit, il respire, tout ce qu’il fait est politique. Et c’est ce qui lui donne cette aura tout à fait particulière. Le Burkina Faso est devenu un centre névralgique du militantisme africain, du panafricanisme et du tiers-mondisme, parce qu’on a, à un moment donné, rencontré, ici, des Latino-Américains, des Asiatiques, des Africains de tous bords et cela était l’œuvre de Salifou Diallo. Tous ces gens aujourd’hui, perdent en Salifou un militant de poids, de taille, qui va beaucoup leur manquer.
Quel rapport aviez-vous avec Salifou Diallo ?
On avait des relations de famille, parce qu’entre autres soutiens qu’on a reçus de Salifou, c’est lui qui a pris en charge ma famille ici, lorsqu’il y a eu la guerre en 2008. Après l’entrée des troupes dans N’Djamena, le 3 février 2008, c’est lui qui a accueilli ma famille ici, femme et enfants, pendant presqu’un an. Et cela a renforcé nos relations amicales qui sont devenues familiales. Donc, on se connaît mutuellement avec nos épouses et enfants. Ce sont des relations très fortes. On avait déjà envisagé de venir à Ouagadougou dans la même période, mais c’est son décès qui a précipité le calendrier. Sinon, mon voyage à Ouagadougou était déjà prévu. Malheureusement, il se déroule dans des conditions qui ne sont pas gaies.
Maintenant que Salifou Diallo n’est plus et suite à ce que vous dites, pouvons-nous affirmer que Saleh Kebzabo ne reviendra plus à Ouaga parce qu’il n’a plus d’attaches avec le Burkina ?
Il faut avouer que grâce à Salifou Diallo, j’ai étendu mes relations au Burkina et dans ce sens, j’ai eu l’opportunité de connaître d’autres Burkinabè. Pendant près de dix ans, j’étais au Parlement panafricain en Afrique du Sud où j’ai connu, comme je les appelais, « la bande des Sawadogo » qui y était également et j’en ai connu d’autres. Le MPP a généré d’autres générations avec lesquelles je suis en rapport et j’ai aussi des relations un peu partout au Burkina, même dans le monde des affaires. Evidemment, j’aurais aimé que Salifou Diallo fût encore des nôtres mais, c’est la roue de l’histoire, puisque c’est Dieu seul qui en détient le secret.
L’opposition tchadienne menace de boycotter la table ronde de Paris sur le Tchad. Vous qui êtes le chef de file de l’opposition, ne pensez-vous pas qu’il s’agit là d’une manière de se tirer une balle dans le pied au regard de la situation socio-économique du pays ?
Il y a là une fausse interprétation des choses. Les partis politiques de l’opposition, de façon générale, n’ont pas été invités à la Conférence des bailleurs de fonds de Paris. Je crois qu’il y a une confusion entre ce qui nous oppose au président Deby depuis quelques mois. Forum ou dialogue inclusif ? C’est de cela qu’il s’agit.
« Un régime prédateur comme celui du Tchad qui a gaspillé les ressources du pétrole. Il les a littéralement bousillées. En 10 ans, entre 2003 et 2014, le Tchad a engrangé 9 000 milliards de F CFA, en termes de revenus pétroliers uniquement »
Pouvez-vous nous en dire plus ?
Nous apportons pleinement notre soutien à la conférence de Paris, parce qu’il s’agit d’aider notre pays. Donc, on ne peut pas s’y opposer. Nous avons juste émis des réserves et avons dit qu’on ne peut pas aider, les yeux fermés, un régime prédateur comme celui du Tchad qui a gaspillé les ressources du pétrole. Il les a littéralement bousillées. En 10 ans, entre 2003 et 2014, le Tchad a engrangé 9 000 milliards de F CFA, en termes de revenus pétroliers uniquement. Mais quand vous voyez l’état de délabrement du pays, vous vous demandez où est passé cet argent ? Jusqu’à ce que l’année dernière, on n’arrivait même plus à payer les salaires. Il a fallu l’intervention des partenaires du Tchad pour payer les salaires pendant le dernier trimestre de l’année et donner un peu de ressources et de souffle à la faveur de l’accord qui a été signé avec le FMI (Fonds monétaire international) pour revenir encore à l’ajustement que nous avons déjà connu il y a plus d’une vingtaine d’années. Un pays comme le Tchad, même s’il n’est pas un gros producteur de pétrole, doit gérer de façon parcimonieuse les revenus du pétrole. Mais cela n’a pas été notre cas. Les scandales éclataient de partout, du Canada, de Dubaï, de Malaisie, d’Europe, disant que l’argent tchadien circule de façon inopinée. Entrez dans Panama Papers et vous verrez, « Tchad 10,72 milliards de dollars », l’argent tchadien qui se trouve planqué dans les îles et dans les paradis fiscaux. Cela fait quand même beaucoup d’argent pour un petit pays pauvre comme le nôtre. Et c’est pour cela que nous demandons aux partenaires du Tchad de bien aider le Tchad et de l’encadrer pour que la mauvaise gouvernance ne prévale plus et qu’il y ait des mesures restrictives, des conditionnalités très fortes en matière de gouvernance pour que l’argent soit bien géré. Nous demandons aussi évidemment des mesures d’accompagnement qui sont d’ordre politique, notamment en matière de démocratie, de libertés et autres. Il faut que le Tchad revienne à des normes acceptables en matière de démocratie. Il ne s’agit pas de se proclamer démocrate et de se comporter en anti-démocrate. Cela doit faire partie des conditionnalités que les partenaires doivent exiger de notre gouvernement.
« Un régime qui est illégitime ne peut pas diriger un pays »
L’autre débat, tout aussi important, concerne le forum ou le dialogue inclusif. Après le hold-up électoral de l’année dernière, l’élection présidentielle d’avril 2016 et après quelques mois d’activités politiques, l’opposition et singulièrement les 6 candidats, ensemble, ont battu Idriss Déby, parce que contrairement à ce que l’on dit, il n’a pas du tout été élu. Il a fait un coup d’Etat électoral. Nous avons malgré tout, pour l’avenir de notre pays, demandé qu’il y ait un dialogue pour débloquer la situation politique, mais le président refuse la tenue de ce dialogue, parce qu’il pense que c’est encore une autre conférence nationale qu’on va lui imposer, avec des mesures qu’il ne souhaiterait pas prendre en compte. Il préfère un forum de validation du programme du candidat Déby à l’élection présidentielle. Mais, nous lui répondons que c’est une perte de temps. On n’a pas besoin d’un forum pour valider son programme électoral. Puisqu’il dit qu’il est élu, il peut estimer que son programme est validé par le peuple tchadien. Pour nous, l’essentiel est dans le dialogue qui va reprendre point par point les plus gros problèmes de notre pays pour leur trouver des solutions idoines. Nous avons besoin de nous asseoir, de nous regarder en face et de nous dire un certain nombre de choses, parce qu’un régime qui est illégitime ne peut pas diriger un pays.
Est-ce que le fait de vous exclure de la Conférence de Paris n’est pas un moyen pour le pouvoir de vous écarter de tout ce qui concerne les grandes décisions relatives à l’avenir du Tchad ?
Je vous renvoie au gouvernement qui ne nous a pas invités. Les partenaires ne peuvent pas inviter des institutions qui ne le sont pas dans leur pays. C’est le gouvernement qui a refusé de nous inviter. Effectivement, il pense que si on est à Paris, on risque d’être le grain de sable qui va gripper la machine. Mais, on a une autre alternative qui se présente à nous et qu’on est en train d’étudier. Avec les amis qui sont en France, en dehors des manifestations de rue et autres, nous avons prévu une conférence bis à Paris. Donc, il n’est pas exclu que l’opposition envoie une délégation à cette Conférence qui va être une sorte de contre-Conférence et qui va faire beaucoup plus mal que si on avait été dans la délégation tchadienne. Je pense que le gouvernement a mal calculé et si on doit faire une contre-conférence, c’est lui seul qui va en assumer la responsabilité.
« Ce que nous reprochons à Deby, c’est que d’une élection à une autre, on s’enfonce. Il y a du recul par rapport à la démocratie et cela n’est pas bon »
Quelles sont les armes dont dispose l’opposition tchadienne face à Déby qui règne sans partage ?
Les armes dont dispose l’opposition, c’est la démocratie. Nous allons décortiquer tous les faits et méfaits démocratiques de Deby, qui vont amener à la conclusion selon laquelle Deby est un anti-démocrate invétéré, qui ne connaît que la force. Nous ne sommes pas de ceux qui prennent le chemin du maquis en rejoignant les rebelles. Nous sommes des démocrates et nous pensons que la démocratie n’est pas l’œuvre d’un seul jour. C’est une œuvre de longue haleine. Nous allons continuer le combat démocratique. Aujourd’hui, j’ai un âge avancé, mais ma satisfaction est que dans mon parti comme dans d’autres partis, de jeunes générations continuent la lutte et la continueront jusqu’à ce que la démocratie devienne une réalité dans notre pays. C’est le plus important. Donc, que ce soit moi ou un autre de mon camp qui soit au pouvoir, pourvu que nous ayions un système démocratique qui fonctionne comme il y en a en Afrique. Ce que nous reprochons à Deby, c’est que d’une élection à une autre, on s’enfonce. Il y a du recul par rapport à la démocratie et cela n’est pas bon. Il n’a qu’en tête, tous les jours, comment faire pour se maintenir au pouvoir.
A l’issue de sa réélection, le Président Deby a promis de quitter les affaires au terme de son mandat. Croyez-vous en l’Homme ?
Vous me l’apprenez. Je n’ai jamais entendu Déby dire qu’il va quitter le pouvoir. La seule fois qu’il l’a fait, c’était à sa ré-investiture de 2001 pour son deuxième mandat où il a effectivement dit, devant un parterre de chefs d’Etat, qu’il ne manipulera pas la Constitution et qu’il va faire deux mandats sans les renouveler. Mais, il a, dès 2004, montré des velléités de changement de la Constitution. Et c’est ce qu’il a fait en 2005 et en 2006 pour se représenter de nouveau. Donc, vous voyez que ce n’est pas un homme de parole. Pour un officier supérieur comme lui, ne pas avoir le sens de l’honneur et de la parole, ce n’est pas bon. Il a déjà menti une fois, on ne peut plus rien prendre de sa part au sérieux.
« Les dirigeants comme les Déby commencent à faire partie du passé de l’Afrique. L’avenir est à la démocratie »
On a l’habitude de dire que « tous les peuples méritent leurs dirigeants », est-ce que vous pensez que le peuple tchadien mérite le dirigeant qu’est Déby ?
Les Tchadiens ne le méritent pas. Les Tchadiens méritent d’avoir des dirigeants qui aiment leur pays, qui pratiquent la démocratie et qui sont des Africains et des panafricanistes convaincus. Et je pense que c’est possible aujourd’hui. De toute façon, les dirigeants comme les Déby commencent à faire partie du passé de l’Afrique. L’avenir est à la démocratie. Et celui, comme lui, qui exerce une démocratie avec l’arme à la main, se trompe d’époque. Le peuple tchadien ne mérite pas Déby. Du point de vue du développement du pays, c’est un prédateur, c’est un régionaliste, un tribaliste et cette époque est révolue.
Le pouvoir tchadien a reporté la tenue des élections législatives pour des raisons financières. Quelle est votre lecture de la situation ?
Ce n’est pas vrai. C’est le président Déby, comme il a la majorité à l’Assemblée nationale, qui a imposé le report des élections et la prorogation du mandat actuel de l’Assemblée nationale. Pourquoi ? L’année dernière, il pensait, dans son schéma de départ, qu’il allait organiser automatiquement les élections législatives deux ou trois mois après la présidentielle, profitant de la dynamique que cela pouvait entraîner en sa faveur. Mais mal lui en a pris, quand il a vu avec les résultats de la présidentielle, qu’il a perdu. Voilà la raison fondamentale. Sinon, ce n’est pas du tout une question de manque d’argent. Nous prenons notre mal en patience et nous attendons.
Les opposants comme les activistes tchadiens sont régulièrement embastillés. Comment expliquez-vous cette restriction des libertés ?
Déby n’a pas de culture démocratique. Il n’est pas un démocrate. Il ne connaît que le langage de la force, parce qu’il est un militaire qui n’a pas eu de culture autre que celle de la force. Il a été formé et moulé dans le système de Hissène Habré et il devient pire que Hissène Habré lui-même. L’ANS (Agence nationale de sécurité) qui est l’organe sécuritaire du pays, agit comme si on n’était pas en démocratie. Cette agence n’a pas d’agents assermentés. C’est une police secrète qui procède à des arrestations publiques. Elle arrête les gens, les embastille, les met à la disposition de la justice. Elle torture, tue et fait ce qu’elle veut. Nous sommes tous en insécurité totale dans notre pays. Des hommes politiques, des responsables de la société civile, des droits humains, tout le monde est en insécurité. C’est le signe que nous ne sommes pas dans un régime démocratique.
Pensez-vous que cela va s’arrêter ?
On pense que cela ne doit pas continuer. On doit se battre contre cela. Peut-être que cela ne suffit pas, mais je pense que toute logique a son terme au fur et à mesure que l’on avance.
Quelle appréciation faites-vous de l’engagement des troupes tchadiennes dans la lutte contre le terrorisme à l’extérieur du pays ?
Je voudrais d’abord relever que la vocation d’un petit pays pauvre comme le Tchad, n’est pas de jouer les gendarmes dans la région et la sous-région. Ainsi, nous devons, conformément aux moyens dont nous disposons, en rapport avec les autres pays voisins ou autres, nous concerter comme cela a été fait pour le G5 Sahel afin de mener la lutte ensemble. Aucun pays ne peut réussir seul, même les grandes puissances à plus forte raison un petit pays comme le nôtre. Pour la circonstance, il faut s’associer et cela veut dire que le pays doit mobiliser les moyens, en fonction de ses possibilités économiques et financières, mais aussi humaines. Je ne conçois pas que dans un pays comme le Mali, on absorbe 1 500 soldats tchadiens. Nous pensons que c’est trop et les Tchadiens ont payé un lourd tribut à cette situation. Donc, il faut que l’on trouve une autre solution. La lutte contre le terrorisme est devenue un phénomène pour tous les gouvernements du monde qui ne sont pas à l’abri de celui-ci. Cela nécessite qu’on conjugue nos efforts pour voir comment on peut réussir cette lutte. D’ailleurs, et par rapport aux soldats tchadiens sous mandat des Nations unies, il y a eu une manifestation en juin dernier, parce qu’ils n’étaient pas payés. La question est de savoir aujourd’hui où va l’argent qui leur est destiné.
« Je pense que le G5 Sahel doit rassembler tous les pays de la sous-région et bien d’autres comme l’Algérie, la Tunisie, le Maroc, en somme tous ceux qui bordent le Sahel »
Que pensez-vous du G5 Sahel ?
Je ne suis pas dans le secret de ce qui se fait dans le G5 Sahel mais, j’avoue que lorsque j’entends parler de l’enveloppe de 400 millions d’Euros qu’il faut, je me demande comment nous allons avoir cet argent. Ensuite, quand je constate que c’est un regroupement de francophones, je suis un peu gêné quelque part, parce que le terrorisme n’a pas de couleur ni de religion ni de langue. Il y a des pays comme le Nigeria et le Cameroun qui en souffrent le plus, alors qu’ils ne sont pas dans le G5 Sahel. On peut se demander pourquoi. Je pense que le G5 Sahel doit rassembler tous les pays de la sous-région et bien d’autres comme l’Algérie, la Tunisie, le Maroc, en somme tous ceux qui bordent le Sahel. C’est à ce prix que nous réussirons la lutte contre le terrorisme et non pas en ayant une organisation qui se réfère juste à un passé commun pour penser qu’on peut réussir une guerre contre le terrorisme.
Propos recueillis par Antoine BATTIONO et Françoise DEMBELE