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Me GUY HERVE KAM, COORDONNATEUR NATIONAL DU MOUVEMENT SENS


Aujourd’hui, « Mardi Politique » a rendez-vous avec un homme qui est passé de juge à avocat et de la société civile à la politique. Il s’agit bien entendu de Me Guy Hervé Kam, coordonnateur national du mouvement SENS. Avec lui, le débat a concerné plusieurs sujets allant de son engagement et vision politique de son mouvement aux grandes questions nationales de l’heure. Comme à son habitude, l’homme ne mâche pas ses mots. Lisez plutôt !

« Le Pays » : De la société civile à l’arène politique, qu’est-ce qui explique ce choix ?

Hervé Kam : Avant toute chose, je voudrais vous remercier d’être encore venu à moi. Pour répondre à votre question, je dirais que pour qui me connait, mon engagement ne date même pas de la société civile. Je peux dire que cela a commencé dans les années estudiantines et même scolaires et sous plusieurs formes. Pour moi, toute personne, qui qu’elle soit, doit être engagée. Et cet engagement peut être politique, citoyen ou social, pour sa communauté. Quand on n’est pas engagé, la vie ne sert à rien. Cela dit, pourquoi être passé de la société civile à l’arène politique ? Tout simplement parce qu’après plusieurs années passées dans la société civile, avec des camarades, nous nous sommes arrêtés et nous avons fait le bilan. Nous nous sommes demandé si après avoir suffisamment dénoncé et suffisamment critiqué, il ne fallait pas passer à une autre étape, c’est-à-dire intégrer le monde politique afin de peser, non pas par la critique et la dénonciation, mais par l’exemple. Et cela nous a paru être une démarche nécessaire pour la simple et bonne raison que les problèmes que nous dénonçons et qui assaillent notre société, étant des problèmes politiques, leurs solutions ne peuvent être que politiques. Malheureusement, la classe politique que nous avons analysée, nous paraissait être une classe politique qui avait fini de jouer son rôle historique. Quand on voyait son comportement, on se disait que cette classe politique ne peut plus rien apporter au peuple burkinabè et qu’il fallait l’émergence d’une nouvelle classe politique. Nous nous sommes engagés, à travers le mouvement SENS, à susciter cette émergence et à un peu titiller l’engagement de nos concitoyens en leur disant de ne pas s’éloigner de la politique, de s’engager comme nous le faisons et de venir le faire avec nous. Notre credo est qu’on ne doit plus rester éternellement en marge de la politique parce qu’on en dégoûté. Car, si comme je le dis souvent, l’on est dégoûté de la politique, et quand on ne l’a fait pas, on la laisse entre les mains de ceux qui nous la font dégoûter.

Après avoir mis les pieds dans la politique, avez-vous la certitude de pouvoir y changer quelque chose au regard des caractéristiques du monde politique burkinabè ?

S’il fallait avoir la certitude qu’on va réussir quelque chose avant de la commencer, on ne le ferait jamais. Lorsque vous êtes à l’école et que vous passez un examen, vous n’avez pas la certitude de réussir. Mais ce n’est pas parce vous n’avez pas la certitude de réussir que vous ne passez pas l’examen. Lorsque vous vous engagez pour quoi que ce soit, vous n’avez pas besoin d’avoir la certitude d’obtenir un bon résultat avant de vous engager. On s’engage parce qu’on a des convictions et des objectifs. L’engagement doit être un moyen de pouvoir obtenir des résultats. Lorsque nous nous engagions dans la politique, nous ne nous étions même pas posé la question de savoir si nous allions réussir ou pas. On a dit qu’il fallait qu’on fasse quelque chose. Notre conviction, c’est cela : faire notre part. Que l’on réussisse ou pas, au moins, on aura joué notre partition. C’est cette interpellation intérieure de faire toujours sa part, qui nous encourage à cet engagement. Maintenant, si nous réussissons, ce sera la cerise sur le gâteau. Si nous ne réussissons pas, nous n’aurons pas de regret d’avoir tenté.

Vous avez dit qu’il y a une classe politique qui doit savoir passer la main. Mais on se rend compte, à la lumière des résultats des dernières élections, que cette vieille classe politique dont il est question, a toujours de l’aura. N’êtes- vous pas trop pressé finalement ?

Nous ne sommes pas trop pressés. Pour nous, c’est un champ que nous avons commencé à défricher et à cultiver. La moisson ne peut pas être bonne la première année sinon cela sera trop facile. Vous ne pouvez pas déconstruire des habitudes qui ont été forgées durant 30 voire 40 ans, en si peu de temps. Nous avons tenté une participation électorale. On a vu beaucoup de choses qui, contrairement à ce que beaucoup de gens peuvent penser, nous motivent davantage. Lorsque vous pensez que vous avez affaire à une classe politique qui achète des suffrages ou à une population suffisamment éloignée de la politique et qui est manipulée, vous n’avez pas le même regard. Surtout que cette population, elle-même, a développé des réactions face à ces mauvais comportements des politiciens. Les populations ont tellement été désabusées qu’en réaction, elles se disent que les périodes de campagne sont aussi des périodes de récoltes pour elles. On fait tout pour prendre notre part avec ces « faux types de politiciens » ; ce qu’on ne pourra pas avoir pendant les 5 ans à venir. A partir de ce moment, on a la conviction que plus que jamais, nous devons faire autrement et aller vers les populations pour créer avec elles, une relation de confiance mutuelle. Car, pour ces élections, les électeurs nous ont considérés comme n’importe quel politique. Et il faut les comprendre. Ce n’est pas la première fois qu’ils voient de nouveaux partis ou de beaux discours. Ils en ont tellement l’habitude qu’ils sont convaincus qu’ils peuvent anticiper sur ce que vous allez faire plus tard. C’est donc à nous de déconstruire cette image en profitant de cette période qui n’est pas électorale, pour montrer à ces populations, qu’elles se trompent sur notre compte. Nous devons les convaincre qu’on peut faire la politique autrement et que la manière dont la politique est faite actuellement, n’est pas une fatalité. Car, on peut trouver, au Burkina Faso, des gens qui viennent en politique pour servir et non pour se servir.

Comment jugez- vous l’accueil qui vous été réservé par la classe politique ?

J’avoue que ce n’était pas une question que l’on se posait. Mais après, quand on regarde, on a le sentiment que le monde politique est convaincu que nous sommes des idéalistes, des rêveurs et des gens naïfs qui ne savent pas que la politique n’est pas comme la société civile. Pour eux, la politique, ce ne sont pas les beaux discours encore moins quelque chose qu’on peut faire sans argent. Beaucoup pensent que nous finirons par comprendre que la politique, c’est un autre monde et que nous finirons par faire comme tout le monde. Voilà un peu ce qu’on a pu percevoir. Mais c’est un défi et un challenge. Nous sommes convaincus, et heureusement les exemples que nous voyons, ne sont pas les seuls, car il y a de bons exemples à travers le monde, qui montrent qu’il est possible de faire la politique autrement. C’est fort de cette conviction que malgré cette perception que l’on peut imaginer de la classe politique, nous disons que notre défi principal, c’est de ne pas céder. Nous sommes déterminés à garder les convictions et challenges initiaux que nous nous sommes fixés, sans tomber.

« 80% de la population pense que pour faire la politique, il faut être mauvais et que ceux qui font la politique sont mauvais »

Vous avez déclaré que « rien ne peut changer dans notre pays tant qu’on ne fera pas la politique autrement ». Cette déclaration ne traduit- elle pas plutôt votre amertume suite à la défaite du SENS aux dernières élections législatives ?

Non, pas du tout ! Lorsque nous disons qu’il faut faire la politique autrement, nous disons qu’il faut faire la politique d’une manière différente de celle pratiquée aujourd’hui. Nous sommes venus avec une autre manière de faire de la politique. C’est ce que nous considérons comme faire la politique autrement. C’est donc toute la classe politique en réalité qui devrait faire la politique autrement, tel que nous la concevons, à savoir le stade suprême de la charité. Dans ce sens, faire la politique autrement, c’est considérer qu’en tant que citoyen, on donne à sa famille. Mais en tant qu’homme politique, on peut donner à un pays. En réalité, la politique ne devrait jamais s’écarter de cela. Lorsque la démocratie a été imaginée par John Lock, puis théorisée par Montesquieu, il y avait un principe de base qui est le fait qu’elle est fondée sur le postulat que les citoyens sont des Hommes vertueux. On ne peut pas faire la démocratie quand il n’y a pas de citoyens et des politiques vertueux. Alors qu’aujourd’hui, si l’on fait un sondage, et j’ai participé personnellement à une enquête sur la perception qu’ont les Burkinabè de la politique, on se rend compte que près de 80% de la population pense que pour faire la politique, il faut être mauvais et que ceux qui font la politique sont mauvais. L’élément central qui tient la démocratie et l’Etat de droit, qui est le citoyen vertueux, n’existe plus. Il faut donc créer ce citoyen vertueux pour que la démocratie puisse marcher. Sinon, on aura juste une démocratie formelle où on fera tout le temps des élections mais pas une démocratie substantielle où le citoyen pourra vivre heureux.

Selon vous, qu’est-ce qui explique cette perception que les Burkinabè ont de la politique?

Dans notre pays, la politique est devenue tout simplement l’échelle la plus courte pour avoir une ascension sociale. Quand vos conditions de vie sont médiocres, vous vous engagez en politique pour avoir une meilleure situation. Ce n’est pas plus simple que ça. Au lieu de chercher du travail, on va en politique et du jour au lendemain, on est propulsé quelque part. Il n’y a aucun contrôle qui vaille. On vole l’argent du peuple, on détourne les parcelles destinées à la population, on donne des marchés à ses amis et on réussit. Il y a des gens qui se disent que la politique, c’est seulement un endroit pour voler et s’enrichir. Dans le langage courant, pour vous dire que vous mentez, on dit que vous parlez comme un politicien. C’est ce que les populations vivent, qu’elles traduisent. On ne peut pas leur enlever cela de la tête tant qu’on ne leur montrera pas des gens qui font la politique et qui continuent à rester intègres et vertueux.

Selon vous, la politique ne saurait être un métier comme le font certains ?

La politique, n’est pas un métier. J’ai dit tantôt que la politique, c’est le degré suprême de la charité. Quand quelqu’un considère que son pays lui a donné et que c’est à son tour de le lui rendre, que sa société lui a donné et que c’est à son tour de lui retourner l’ascenseur, c’est cela la politique. Lorsqu’on fait la politique pour soi- même, qu’on cherche à réussir et mettre du beurre sur les épinards, c’est tout sauf faire de la politique.

Avec un tel discours, ceux qui disent que vous êtes des idéalistes ont-ils tort  ?

Peut -être qu’ils ont raison mais je constate tout simplement qu’à chaque fois que le monde a fait des progrès, c’est qu’il a eu des gens qu’on a taxés d’être des rêveurs et des idéalistes. Le président Sankara disait : « Osez inventer l’avenir ». Mais pour inventer l’avenir, il faut oser. Il faut rêver et se battre pour réaliser son rêve. Si c’est cela être rêveurs et idéalistes, nous l’assumons. Effectivement, nous avons un rêve. C’est d’avoir une société politique vertueuse. C’est de vivre dans un pays où la politique est un engagement pour servir le pays et non se servir du pays. C’est un rêve pour lequel nous sommes engagés. C’est un rêve pour lequel nous invitons le peuple burkinabè à nous suivre.

« Ce que nous avons vu en novembre 2020, c’était un véritable marché aux voix. Il y avait des gens qui voulaient des voix pour acheter et il y avait des gens qui avaient des voix à vendre »

Certains hommes politiques ont déploré, au lendemain des dernières élections couplées, la « monétarisation de notre démocratie ». Quel commentaire cela vous inspire–t-il ?

Malheureusement, c’est la réalité. On a vu le rapport du REN-LAC sur la corruption lors des dernières élections. Un rapport qui montre clairement, avec des exemples à l’appui, qu’en réalité, pendant les élections, les gens ont acheté des voix. Nous-mêmes, nous en avons été témoins. Ce que nous avons vu en novembre 2020, c’était un véritable marché aux voix. Il y avait des gens qui voulaient des voix pour acheter et il y avait des gens qui avaient des voix à vendre. C’était donc la rencontre entre l’offre de voix et une demande de voix. Il appartient aussi aux institutions de faire leur travail parce que la Justice peut avoir été témoin de toutes ces pratiques qui sont interdites par la loi. Comment se fait-il que cela se fasse à ciel ouvert, que tout le monde le voie et que personne ne dise mot ? Je suis convaincu que même vous (les journalistes, ndlr) , vous en avez été témoins lors de la campagne passée, pour avoir vu des jeunes, dans des stations d’essence, en train de faire le plein. C’est de la corruption électorale. Le plus grave, c’est que cela est devenu quasiment normal. Et si tu te plains, c’est comme si tu n’avais pas les moyens de le faire. J’ai fait savoir à des personnes que nous avons rencontrées, que je n’étais pas venu pour acheter des voix car si j’achetais des voix, je n’allais pas être fier d’être à l’Assemblée nationale.

Ces personnes ne penseront-elles pas que vous êtes pingre ?

Bien sûr qu’elles le penseront. La population est convaincue que pendant la campagne, il y a beaucoup d’argent. Quand vous ne voulez pas en donner, c’est que vous êtes pingre. Mais cela est une conception de la démocratie qui a été cultivée dans l’esprit des gens. Maintenant, pour déconstruire cette culture, il faut de l’audace et de la persévérance parce que si vous flanchez d’un seul coup et que vous répétez la même erreur, vous confirmez cela et c’est parti pour des dizaines d’années.

Que dites- vous de la présence des chefs coutumiers dans l’arène politique ?

J’ai une position que j’ai exprimée dans une étude dans les années 2010. L’étude portait sur la tolérance au Burkina. Et la question était venue sur le rôle des chefs coutumiers dans la préservation de nos valeurs et de la tolérance notamment. Nous avons conclu que pour renforcer cela, il fallait que la chefferie traditionnelle soit dépolitisée. Aujourd’hui, c’est un grand débat. Mais quand on réfléchit par rapport à notre organisation sociale que la puissance coloniale a tenté de déconstruire, on sait quel est le rôle du chef. Le chef qui arbitre et qui juge ne peut pas lui-même descendre dans l’arène. Le respect dû au chef fait qu’il ne doit pas s’exposer aux injures et être malmené. Pourtant, le terrain politique, c’est vraiment cela, une jungle où tout le monde est malmené. Moi, je pense que pour une démocratie enracinée sur nos valeurs sociales, les chefs coutumiers doivent rester dans leurs rôles. C’est-à-dire des personnes qui peuvent régler des situations difficiles quand elles se présentent. Et pour cela, ils ne doivent pas être eux-mêmes dans des situations où ils sont la cause des difficultés. Il y a des gens qui se demandent de quoi les chefs vont vivre, si on les empêche de faire la politique. Mais, on ne part pas en politique pour aller y chercher sa pitance. Quelqu’un qui va en politique pour y trouver les moyens pour sa subsistance, est un danger pour la démocratie. Si l’on transforme les chefs en grands électeurs, en objets politiques, vous ne devriez pas être étonnés que lorsque le pays traversera des situations de crise, on ne trouve plus personne pour les régler. C’est une réalité. Il y a un exemple concret qui me renforce dans ce que je dis. En 2015, il y a eu le coup d’Etat et des fractions de l’armée se regardaient en chiens de faïence. L’accord qui a permis aux militaires de ne pas se tirer dessus, a été signé chez le Mogho Naaba. Si le Mogho Naaba avait pris position dans cette affaire, il n’aurait pas pu jouer ce rôle. Et pour avoir été un acteur de cet accord, je peux vous dire que lorsque nous avons proposé aux deux fractions, de trouver une solution, elles étaient d’accord mais il y avait un problème de confiance. Et le Mogho Naaba n’a pas été la première personne à être proposée. Il y a eu des propositions que les uns et les autres ont refusées. Mais quand il s’est agi du Mogho, les différentes parties ont accepté. Pourquoi ? Parce qu’elles ont pensé que si les gens prennent l’engagement là-bas, il y aura une autorité morale qui le fera respecter. On peut dire tout ce qu’on veut mais c’est un exemple du rôle du chef. Si on veut le perpétuer, il serait important que la chefferie soit dépolitisée. Après, on peut trouver un statut pour la chefferie. Que chacun veuille tirer la couverture de la chefferie sur soi, on peut le comprendre. Mais en même temps, nous sommes en train de scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Car, si aucun chef n’inspire confiance, si aucune autorité religieuse n’inspire confiance, le jour où nous aurons des situations difficiles, il n’y aura plus personne vers qui se tourner.

D’aucuns reprochent à SENS d’être inscrit dans une démarche élitiste dans un pays où la population est majoritairement analphabète. Ne pensez- vous pas qu’il y a lieu de revoir votre copie si tel est le cas ?

C’est vrai que quand on regarde de l’extérieur, on peut penser que c’est un mouvement élitiste. Mais je peux assurer que dans le fond, tel n’est pas le cas. Je dis toujours que lorsque dans nos familles, dans nos villages, nous envoyons nos enfants à l’école pour apprendre à lier le bois au bois pour parler comme la Grande Royale dans l’Aventure Ambiguë, c’est pour que ces enfants-là, quand ils auront appris quelque chose, servent à la communauté. Je trouve que cela est normal et que nos parents qui nous ont amenés à l’école, doivent être fiers de voir aussi que nous nous préoccupons de leurs situations. Il ne devrait pas y avoir de différence dans une société, entre celui qui a eu la chance d’aller à l’école et d’aller loin et celui qui est allé à l’école et n’y est pas allé loin et celui qui n’a même pas eu la chance d’y aller. Car, l’école n’est pas le seul élément qui mesure l’intelligence ou l’engagement. A partir de ce moment, un intellectuel qui ne sait pas mettre sa connaissance au service de sa communauté, n’est pas un intellectuel. En même temps, un citoyen qui n’a pas été à l’école et qui a développé des compétences, doit pouvoir les mettre au service des questionnements de la société. A SENS, nous essayons de créer une situation d’interaction entre ces acteurs. Quand vous regardez la coordination nationale de SENS, vous y trouverez non seulement d’éminents scientifiques, mais aussi des gens qui n’ont pas eu la chance d’aller à l’école mais qui, dans leur vie, sont des exemples. L’exemplarité est le seul critère que nous prenons en compte. Nous n’allons pas à la recherche des intellectuels de haut vol, ni de citoyens qui n’ont pas été à l’école. Nous allons à la recherche de Burkinabè patriotes et ils se trouvent dans tous les milieux.

« Nous allons participer aux élections municipales à venir »

Après l’expérience douloureuse des élections passées, est-ce que le Mouvement SENS compte participer aux prochaines élections municipales ?

Je vous corrige. Quand j’entends l’expérience douloureuse, je me dis toujours que cela dépend de là où on met le curseur. Notre expérience des élections passées a été très heureuse parce que nous avons beaucoup appris. Et nous devons humblement dire qu’il y avait des choses que nous ignorions et que nous n’aurions jamais su si nous n’avions pas participé à ces élections. Je dirais donc oui, que nous allons participer aux élections municipales à venir. Car, pour nous, la démocratie à la base que constituent les élections locales, est vraiment la plus importante. Un mouvement comme le SENS peut implémenter tout ce qu’il propose dans le cadre d’une commune. Ce qui n’aurait pas été possible si on avait 1 voire 4 députés. Car, on serait à l’Assemblée nationale où nos voix pouvaient ne pas être prises en compte. Et on n’aurait pas eu les moyens de notre politique. Par contre, c’est tout à fait possible dans le cadre d’une commune. Nous disons que notre principal intérêt, et cela se traduit d’ailleurs dans notre structuration, c’est la base, notamment les communes. Dans la structuration du mouvement SENS, vous avez la coordination nationale et des coordinations communales. Tout se passe à la base, avec les populations. Vous voulez que les gens fassent la politique autrement, c’est dans leurs quartiers, c’est dans leurs communes. Vous voulez que les gens soient engagés dans leurs communautés, c’est dans leurs quartiers. Vous voulez que les gens respectent l’autorité, cela doit commencer dans leurs quartiers. Vous voulez que les gens aillent à l’école, c’est dans leurs quartiers. Vous voulez un cadre assaini, c’est dans les quartiers. Au fond, les élections locales sont un enjeu fondamental. Nous ne devons pas nous abstenir d’aller à cette élection. C’est une occasion, pour nous, de continuer l’éducation du peuple. Voyez-vous ? Beaucoup de gens nous attendent. Ils se disent que comme nous sommes allés aux législatives en refusant de faire comme tous les autres et que par conséquent, on n’a pas eu de sièges, on cherchera de l’argent pour distribuer en vue d’engranger des victoires aux communales. Mais nous avons une mission, c’est de confirmer le fait que les élections ne doivent pas être un marché aux voix.

Voulez-vous conquérir la base aux municipales en attendant 2025 ou 2030 ?

Nous n’avons pas de limites temporelles mais nous travaillons à l’éveil des consciences, à la sensibilisation des populations en étant convaincus qu’un jour, tôt ou tard, cela va produire des résultats.

Comment avez-vous accueilli la mise en accusation de l’ex-chef d’Etat Blaise Compaoré dans l’affaire Thomas Sankara ?

Je l’ai accueillie comme l’aboutissement d’une lutte. J’ai toujours dit que la Justice a son temps, que son horloge retarde parfois mais que son heure finit toujours par sonner. Et en ce qui concerne le dossier Thomas Sankara, on peut considérer qu’avec la mise en accusation de Blaise Compaoré et des 13 autres accusés, c’est l’heure de la Justice qui a sonné. On aura un procès qui, au-delà de la situation particulière de Blaise Compaoré et des 13 autres accusés, est une interpellation à toute personne qui a un jour le pouvoir. Cela veut dire qu’on ne reste pas au pouvoir éternellement ; on ne peut pas échapper éternellement à la Justice. On dit souvent que la vue du gendarme est le début de la sagesse. Je pense que le procès de Blaise Compaoré est aussi le début de la sagesse pour n’importe quel homme politique. Il se dira que « pendant que je suis au pouvoir, je dois bien faire sinon un jour, tôt ou tard, je peux être rattrapé comme c’est le cas de Blaise Compaoré ». Voilà pourquoi il est important que la dernière phase de la procédure qui est le procès, se tienne et que finalement, on ne nous ramène pas 30 ans en arrière en sacrifiant le procès Sankara sur l’autel de la réconciliation. Car, cela va ancrer dans l’esprit des populations que finalement, la politique politicienne est plus forte que tout.

Pensez-vous qu’il y a des possibilités que le dossier Sankara soit sacrifié sur l’autel de la réconciliation nationale ?

Je ne pense pas qu’il y ait des possibilités mais je sais qu’il y a des velléités. J’ai lu, rien que cette semaine (la semaine dernière, ndlr), un article de Me Hermann Yaméogo, qui a le mérite de clarifier ce que, eux, ils entendent par réconciliation nationale, c’est-à-dire le retour de Blaise Compaoré sans procès et la renonciation à la Justice. 

« Les magistrats se gèrent eux-mêmes et sont indépendants »

Selon nos informations, Seydou Zagré, le Dircab du président du Faso, sera entendu par la Justice (ndlr : l’interview a été réalisée avant). Si les choses se confirmaient, penseriez-vous que cela est l’expression d’une indépendance totale de la Justice au Burkina ?

Même si les choses se passent ainsi, je ne dirai pas que c’est l’expression d’une indépendance de la Justice parce que notre Justice est indépendante sans passer par cette affaire. Nous nous sommes battus pour cela pendant des années et des années et les réformes de 2015 ont donné à notre pays, une des justices, sinon la Justice la plus indépendante au monde. Nous avons des magistrats dont le statut garantit l’indépendance. A certains moments de l’histoire de notre pays, pour être un magistrat indépendant, il fallait être un magistrat qui n’ait aucun égard pour sa carrière. Il fallait être un magistrat que j’appelais à l’époque « magistrat Rambo », « magistrat Bruce Lee », qui n’ait peur de rien et qui pouvait, à la limite, être considéré par certains comme inconscient parce que si vous assumez votre indépendance, vous devrez aussi en assumer les pots cassés. Certains ont payé des pots cassés dans notre pays. Je connais des magistrats qui ont payé des pots cassés parce qu’à un moment donné, ils ont fait preuve d’indépendance. Mais aujourd’hui, un magistrat ne reçoit d’ordre de personne et un magistrat, pour avancer dans sa carrière, excusez le terme, n’a rien à foutre avec le ministre, ni même avec le président. Les magistrats se gèrent eux-mêmes et sont indépendants. Donc, qu’une telle procédure vienne aujourd’hui, est dans l’ordre du normal. La Justice, normalement, ne devrait pas autant émouvoir. Quand vous êtes convoqué en justice et que vous êtes blanc, vous devez y aller comme un jour de fête parce que vous avez l’occasion de montrer que vous êtes blanc. Quand des juges vous convoquent, ce n’est pas infamant pour la simple et bonne raison que ce sont aussi des humains. Vous y allez et vous montrez qu’ils ont tort. On devrait avoir peur si la Justice n’était pas indépendante. La convocation de Monsieur Zagré, loin de montrer que la Justice est indépendante, peut peut-être montrer que nul n’est au-dessus de la loi.

Dans l’opinion, certains pensent que les juges utilisent leur indépendance pour faire rendre gorge au pouvoir en place. Qu’en dites-vous ?

Malheureusement, il y a des perceptions qui peuvent conduire à penser cela. C’est pour cela que je pense que l’important, pour la Justice, c’est de faire la balance entre l’indépendance et le corporatisme, c’est de faire la balance entre l’indépendance et la responsabilité. Parce que, si vous êtes indépendant et que vous n’êtes pas responsable, vous devenez dangereux. Si vous êtes indépendant et que vous tombez dans le corporatisme, vous devenez également dangereux. Et c’est vrai que dans notre cas, il y a certains éléments qui permettent quand même de dire « attention au corporatisme ». On sait qu’à un certain moment, il y a eu beaucoup de conseils de discipline dans la magistrature. Mais on a l’impression que les magistrats ont fait table-rase de cela. Est-ce que des magistrats n’avaient pas pris des libertés avec les règles déontologiques de leur profession ? Il serait bon que nous soyons situés par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) parce que, ce qui est le plus important, ce n’est pas l’indépendance de la Justice. Ce qui est plus important, c’est la crédibilité de la Justice. Et la crédibilité de la Justice se fonde non seulement sur l’action des juges à l’égard des citoyens, mais aussi sur l’action des juges à leur propre égard. Comme on le dit dans l’antiquité grecque, « la femme de César ne doit pas être soupçonnée ». C’est dire aussi que les juges ne doivent pas être soupçonnés. Ils doivent être à l’abri de tout soupçon. Aujourd’hui, alors qu’ils se gèrent eux-mêmes, c’est à eux de nous démontrer qu’ils ont les mains blanches, qu’ils sont dignes pour juger et qu’ils ne jugent pas pour être dignes.

Quel regard portez-vous sur la gouvernance du régime actuel ?

Lorsque nous parlons de gouvernance du régime, je ne sais pas si on doit la limiter aux questions de redevabilité, aux questions de lutte contre la corruption, entre autres. Si nous nous en tenons à cela uniquement, on se dit qu’il y a quand même un tournant majeur avec l’insurrection qui a permis l’adoption d’une loi qui présente toutes les garanties d’efficacité en matière de lutte contre la corruption. Maintenant, quant à l’effectivité de cette loi, on peut se poser des questions. Aujourd’hui, il y a beaucoup de faits qui sont dénoncés et entre l’ensemble de ces faits dénoncés, il y a du vrai et il y a du faux. Mais comment savoir ce qui est vrai et ce qui est faux si les institutions qui sont chargées de cela, ne disent rien ou ne font rien ? Je pense que sur cette question, on a quand même des problèmes énormes. Et c’est malheureux du point de vue de la gouvernance. Je dis aussi que la responsabilité, dans ce cas, doit aussi être portée par la Justice parce que nous avons une Justice indépendante qui a le pouvoir de s’autosaisir. Et dans ces conditions-là, même si l’autorité administrative ne fait rien, la Justice peut faire quelque chose. Et c’est cela la beauté de la séparation des pouvoirs. Personnellement, jusqu’à l’insurrection, j’accusais les pouvoirs exécutifs, en matière de corruption, mais depuis l’insurrection, j’accuse la Justice parce qu’elle a les moyens de faire en sorte qu’on ne parle plus de corruption dans ce pays.

Quelles sont, aujourd’hui, vos relations avec vos anciens camarades du Balai Citoyen ?

Je ne dirais pas les anciens camarades parce que nous sommes toujours des camarades. Ils ont leur mission qui est la veille citoyenne et nous, aujourd’hui, nous avons estimé que cette veille citoyenne est bonne mais qu’il faut aller au-delà pour prendre part effectivement à l’action politique. Cela étant, la considération et le respect que j’ai pour ces camarades avec lesquels nous avons mené de bons combats, font que je ne peux que souhaiter qu’ils maintiennent le flambeau de cette veille citoyenne, y compris contre nous. Nous aussi qui sommes partis, nous travaillerons de sorte à ne pas trahir ce que nous avons fait dans ce mouvement parce que, dans une certaine mesure, tout discrédit qui va tomber sur nous, peut réagir sur eux dans la mesure où nous avons été ensemble.

Vous avez été proche de Yacouba Isaac Zida pendant la Transition. Alors qu’il vit en exil au Canada aujourd’hui, que pensez-vous de sa situation actuelle ?

Déjà, il faut corriger votre perception. Je ne vais pas faire comme les compagnons de Jésus-Christ qui, avant que le coq ait chanté trois fois, l’avaient tous abandonné, et renier Zida. Mais la vérité est qu’il n’y a aucune raison objective de dire, comme beaucoup le font, que j’ai été un proche de Zida pendant la Transition. Je veux que les choses soient situées et clairement. Le Premier ministre Zida est intervenu dans un contexte particulier de l’histoire de notre pays et a occupé un rôle qui fait que nous avons eu à travailler ensemble, comme l’a fait l’ensemble des acteurs de la Transition. Aujourd’hui, le Premier ministre Zida est dans une situation que nous-mêmes n’arrivons pas à comprendre. Mais je vais du principe qu’il sait ce qu’il fait et qu’il fait quelque chose qui est bien pour lui. Je n’ai aucun jugement à apporter.

Avez-vous de ses nouvelles ?

C’est une question dont la réponse relève du privé.

Quel est, selon vous, le meilleur schéma pour parvenir à une vraie réconciliation nationale ?

C’est d’arrêter de parler de réconciliation. Je pense qu’on est en train de dévoyer la réconciliation en l’encombrant avec l’adjectif national. Notre pays n’est pas dans une situation où l’on doit parler de réconciliation nationale. Que l’on parle de réconciliation entre X et Y, cela peut être normal et compréhensible. Mais, et vous pouvez faire toutes les recherches que vous voulez sur la question, lorsqu’on parle de réconciliation nationale, c’est par rapport à des pays qui ont traversé des situations où des personnes sont opposées tout simplement sur des questions qui dépassent ce qu’ils ont personnellement fait. Cela peut être des questions identitaires, des questions géographiques mais tout sauf ce qui relève d’une responsabilité individuelle. Lorsque des gens se sont opposés parce qu’ils sont de religions différentes, lorsque des gens se sont opposés parce qu’ils sont d’ethnies différentes, lorsque des gens se sont opposés parce qu’ils sont du Nord ou du Sud, à un certain moment, quand la paix revient, on ne peut pas prendre celui qui a tué pour le juger afin de régler le problème. Parce que, si c’est une question de religion, tous ceux qui sont de telle religion se considèrent comme des victimes et tous ceux qui sont de telle autre sont considérés comme des coupables. Il faut alors une réconciliation nationale comme ce qu’on a vu Rwanda, en Afrique du Sud et comme ce qui peut se passer en Côte d’Ivoire. Mais au Burkina Faso, quand on parle de réconciliation nationale, quelle est la responsabilité collective que l’on doit soigner par cette réconciliation ? Il n’y en a pas. Il y a des responsabilités individuelles. Pour terminer, on utilise la réconciliation nationale quand des sanctions individuelles ne peuvent pas régler le problème. Dans notre cas, est-ce que des sanctions individuelles ne peuvent pas régler le problème ? Dans ce cas, on peut forcer comme on veut ; on peut faire ce qu’on veut, on va gaspiller de l’argent mais on ne règlera absolument aucun problème parce qu’il n’y en a pas.

Et les cas des affrontements intercommunautaires ?

Les affrontements intercommunautaires sont localisés et là encore, on connait les responsables. Je ne parle pas du terrorisme. Donc, on prend ces responsables et on les sanctionne. Je dis qu’on parle de réconciliation nationale lorsqu’il n’y a même pas de responsabilités individuelles. Ce sont des responsabilités collectives et à partir de ce moment, il faut un traitement collectif qui est la réconciliation nationale. Mais quand 10, 20 ou 30 personnes se considèrent comme des justiciers, prennent des armes et vont tuer des gens et qui sont identifiées, on ne peut pas parler de réconciliation nationale.

Voulez-vous dire que la réconciliation nationale, telle que conçue au Burkina Faso, serait une question d’arrangements politiques ?

Comme je l’ai dit plus haut, l’intervention de Hermann Yaméogo a eu le mérite de clarifier les choses. Il a prononcé le nom de la grand-mère. Il a dit haut ce que personne ne voulait dire. Pour beaucoup, cette réconciliation nationale est, en réalité, un arrangement et une réconciliation entre politiciens.

Partant de là, quelle posture les Burkinabè devraient-ils avoir vis-à-vis du processus en cours ?

Tout dépend. Je suis Burkinabè et je donne ma position. Je pense que ce qui est peut-être plus grave, c’est de tromper les Burkinabè parce que le discours « réconciliation nationale » que l’on entend, est un discours qui trompe les Burkinabè. Moi, je mets mon doigt au feu, que ceux qui sont aux devants de cette réconciliation nationale, savent mieux que moi ce que c’est que la réconciliation nationale. Ils savent mieux que moi, à partir de quand parler et utiliser la réconciliation nationale. Mais qu’ils ne le disent pas, qu’ils fassent autre chose, c’est tout simplement pour des raisons politiques.

Propos recueillis par Michel NANA et Boureima KINDO


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