HomeA la uneMONDE JUDICIAIRE : Que faut-il entendre par indépendance de la justice ?

MONDE JUDICIAIRE : Que faut-il entendre par indépendance de la justice ?


L’auteur du point de vue ci-dessous, n’est pas un inconnu. Il s’appelle Idrissa Malo Traoré alias « Saboteur ». En prélude aux états généraux de la justice prévus pour fin mars, il donne sa compréhension de la notion d’indépendance de la magistrature et ce à travers une analyse sociologique de l’organisation judicaire. Du parquet aux juges du siège, en passant par le juge d’application des peines, il conclut que « l’absence de garanties véritables n’enlève pas à tous les magistrats leur indépendance de caractère ». Lisez !

 

 

Le rôle de la magistrature et la notion d’indépendance de la magistrature sont suffisamment complexes et ambigus pour que le juge apparaisse suivant les temps et les lieux sous les stéréotypes les plus divers.

Comment entendre l’indépendance du juge ? Est-ce son impartialité à l’égard des plaideurs, sa liberté à l’ égard des pressions de l’opinion publique, ou à l’égard du pouvoir politique, ou encore faut-il considérer sa faculté de surmonter les préjugés, les attitudes, les valeurs qui lui viennent de son hérédité, de son milieu social, de son expérience particulière de la vie, tous les facteurs inconscients ou subconscients qui influent si lourdement sur les décisions du commun des hommes ?

Traditionnellement, on met l’accent, surtout dans le contexte des pays d’expression française, sur l’indépendance vis-à-vis du pouvoir. Mais il se pourrait que la défense sociale demande une étude plus attentive de ces déterminismes internes dont nous parlions.

La tradition des juristes francophones est même de concentrer toute l’attention sur un élément de l’indépendance de la magistrature à l’égard du pouvoir : l’inamovibilité des magistrats du siège. Mais il serait fallacieux de s’en tenir là, pour plusieurs raisons :

– la magistrature forme un tout, et l’on ne saurait se contenter d’examiner l’indépendance des juges du siège, en se désintéressant du sort des magistrats du parquet, surtout dans un système où les uns et les autres ont la même formation et peuvent passer du siège au parquet, ou vice-versa ;

– l’inamovibilité, en assurant qu’un magistrat ne sera pas révoqué ou déplacé pour des motifs purement politiques, est une garantie importante de l’indépendance du magistrat, mais elle ne suffit pas à l’assurer : c’est tout le statut du magistrat qu’il faut considérer : mode de nomination, avancement, mesures disciplinaires, etc. ;

– en troisième lieu, on ne peut juger à leur vraie valeur les garanties de l’indépendance de la magistrature qu’en les confrontant avec l’organisation judiciaire véritable, telle qu’une analyse sociologique la fait apparaître et non avec le système théorique qui découle des textes.

 

C’est pourquoi il nous paraît nécessaire de commencer par l’examen des discordances entre la théorie et le fait.

 

L’organisation judiciaire de fait

 

Peu importe, en théorie, que les magistrats du parquet soient constitués en une hiérarchie étroitement soumise au pouvoir exécutif : ils ne sont pas chargés de juger, et la façon dont ils mettent en mouvement l’action publique ou dont ils requièrent ne touche en rien à l’indépendance des magistrats qui jugent, la seule qui soit essentielle. Au reste, le parquet lui aussi à une certaine marge de liberté et l’on répète à l’envi le fameux adage : « Si la plume est serve, la parole est libre.» Que demander de plus, si les juridictions de jugement, cours d’assises, tribunaux correctionnels ou de simple police, juridiction d’appel et de cassation sont indépendants ?

La réalité est toute autre, et il faut voir de plus près les divers rôles et pouvoirs des procureurs, ainsi que ceux des juges d’instruction, pour s’apercevoir qu’eux aussi constituent des juridictions de jugement, et peut-être même plus importantes que les autres.

Le Parquet a la faculté d’approuver l’opportunité des poursuites et il use largement de cette faculté pour classer des procès-verbaux. Dans ce nombre on ne trouve pas que des infractions sans importance ou des infractions dont les auteurs ont toutes les chances de rester inconnus. Il est aussi bien des cas où le parquet a exercé une transaction, calmer les auteurs de menaces, etc. Cette activité, qui se place sur le plan officieux et sous le couvert d’une menace d’engager des poursuites, peut bien se terminer par un classement sans suite ; elle est, par sa nature, une activité judiciaire.

Le rôle du Parquet dans l’orientation des procédures est également important à double titre, dans la perspective qui nous occupe : c’est lui qui choisit, en fonction des éléments de la situation, le mode de procédure qui sera employé : flagrant délit, instruction ou citation directe.

Les deux premiers modes lui permettent d’envisager la détention provisoire de l’inculpé, soit de sa propre autorité, en matière de flagrant délit, soit en requérant du juge d’instruction un mandat de dépôt, réquisitions fort efficaces généralement, comme nous le verrons.

L’analyse sociologique est ici en désaccord avec l’apparence légale, qui ne voit dans la détention provisoire qu’une mesure de sûreté sans rapport avec une condamnation (sauf disposition expresse en sens contraire du tribunal, ce qui intervient de façon rarissime).

Qui ne voit que par ce biais, procureur et juge d’instruction sont en fait responsables d’une partie importante des peines d’emprisonnement et prédéterminent les décisions du tribunal, et pour le choix de la peine, et bien souvent même pour son quantum, car ils ont déjà eux-mêmes proportionné en faisant jouer la mise en liberté si nécessaire, la durée de la détention provisoire à la durée vraisemblable de la condamnation, et quand par hasard ce n’est pas le cas, le tribunal, par un réflexe bien connu, se sent contraint de « couvrir », comme on dit , la détention provisoire.

Procureur et juge d’instruction participent donc  par cette détention provisoire, au jugement sur le fond. Mais lorsque le parquet choisit la voie de la citation directe, qui laisse le prévenu en liberté, c’est à un autre abandon des principes que l’on assiste alors, car le procureur empiète sur les fonctions du juge d’instruction en procédant à une enquête officieuse. L’importance de cette façon de faire ne saurait être sous-estimée, puisqu’elle est plus fréquente que l’instruction officielle.

Citons encore, au nombre des pouvoirs du procureur non prévus par la loi, celui qui tient à la pratique fort répandue de la « correctionnalisation judiciaire ». On a beaucoup discuté de la légalité du procédé suivant lequel le procureur néglige certaines circonstances aggravantes qui feraient de l’infraction un crime, pour ne considérer que les faits sous la qualification de délits justiciables du tribunal correctionnel et non de la cours d’assises. Mais quoi qu’il en soit, il faut retenir qu’ici encore, c’est une manière pour le parquet, d’influer très nettement sur l’issue du procès pénal, de participer au jugement sur le fond.

Remarquons, en passant, que cette pratique de la correctionnalisation, qui demande évidemment l’accord au moins tacite des juridictions correctionnelles, a eu pour effet d’amoindrir, toujours davantage à leur profit, l’importance de la cour d’assises. Si l’on note par ailleurs que le tribunal de simple police, sous la pression de grands nombres des contraventions, cesse peu à peu d’être une juridiction, on constate que la division tripartite des juridictions pénales ne correspond plus très bien avec la réalité.

La participation du juge d’instruction à la juridiction sur le fond est peut-être plus apparente encore que celle du procureur.

Son ordonnance de non-lieu ne constitue-t-elle pas l’équivalent d’un acquittement ? Par le jeu des filtres successifs du parquet et de l’instruction, il n’arrive plus devant le tribunal que bien peu d’affaires où le doute soit permis sur la culpabilité des prévenus.

Rappelons par ailleurs la possibilité, pour le juge d’instruction, d’influer et sur la nature de la peine et sur son quantum, par le jeu de la détention provisoire et de la mise en liberté. Quand on sait qu’il y a, en permanence dans nos prisons, une proportion non négligeable de prévenus, on mesure l’importance de ce point.

Enfin, pour évaluer dans toute son étendue l’amoindrissement du rôle du tribunal correctionnel, il faut encore songer au rôle important (et grandissant) du juge de l’application des peines qui individualise la peine et en modifie les modalités de telle sorte qu’il peut bien lui donner une consistance fort différente de celle que le tribunal avait prévue.

C’est en définitive en considérant cette organisation judiciaire de la réalité, dans toute sa complexité, et non l’organisation théorique, qu’il faut apprécier les garanties d’indépendance des magistrats à l’égard du pouvoir exécutif. On s’aperçoit alors qu’elles sont illusoires : inexistantes pour le Parquet, douteuses pour le juge d’instruction, et fort insuffisantes pour les juges du siège.

 

Garanties d’indépendance

du parquet

 

On ne demande pas aux magistrats du Parquet d’être indépendants, mais au contraire d’obéir strictement aux instructions qui leur sont données par la hiérarchie, à la tête de laquelle se trouve le Garde des sceaux, Ministre de la Justice.

 

Le juge d’instruction

 

L’indépendance du juge d’instruction à l’ égard du Parquet est-elle mieux suivie ? Le problème a fait couler beaucoup d’encre, malgré les dispositions de l’article 78 du code de procédure pénale.

En effet, l’article 79 du CPP autorise le ministère public à se faire communiquer le dossier de l’instruction. Le ministère public peut également assister aux interrogatoires et confrontations de l’inculpé et aux auditions de la partie civile, en application de l’article 116 du CPP.

L’article 185 du CPP dispose que le procureur du Faso a le droit d’interjeter appel de toute ordonnance du juge d’instruction.

Les dispositions ci-dessus citées prouvent l’influence du ministère public en matière d’instruction.

Sur le plan psychologique, le juge d’instruction est un magistrat isolé, soumis à l’influence morale d’un procureur qui, bien souvent, est d’un grade supérieur au sien. Le procureur dispose également du choix du juge d’instruction auquel il envoie les dossiers d’instruction.

Enfin, le juge d’instruction relève administrativement du Président du Tribunal dont dépend son avancement.

 

Le juge de l’application des peines

 

Le juge de l’application des peines est un magistrat du siège au regard des textes en vigueur dans notre pays. Cependant, dans la pratique, le juge de l’application des peines, dans la juridiction de Ouagadougou, est un magistrat du Parquet, alors qu’à Bobo-Dioulasso, cette fonction est exercée par des magistrats du siège.

Le juge de l’application des peines participe au jugement des affaires, tout en étant chargé en outre de suivre et de modeler l’application des peines. A ce titre, son indépendance est celle de tous les juges du siège.

Dans la pratique, l’autorité du juge de l’application des peines peut-être battue en brèche par l’autorité pénitentiaire, car des différences de conception concernant le traitement des délinquants, et particulièrement des détenus, peuvent entraîner des conflits qui ne sont pas toujours résolus à son avantage. Le juge de l’application des peines est en effet vulnérable, car ses fonctions spéciales ne lui sont conférées que par un acte administratif pour une période limitée, et peuvent lui être retirées à l’issue de chaque période, sans explications.

 

Les magistrats du siège

 

Cette indépendance des magistrats du siège n’est pas respectée, en raison du fait qu’ils peuvent être affectés selon la volonté de l’exécutif. Il en est de même de l’évolution de leur carrière.

Cette pression de l’avancement est d’autant plus lourde que le corps judiciaire est, au Burkina Faso, fortement hiérarchisé ; cela « fait de la carrière la préoccupation constante du magistrat ».

Malgré la mise en place d’une commission d’avancements qui comprend des représentants des magistrats, mais ce n’est encore qu’une demi-mesure et ce qu’il faudrait en définitive, c’est soustraire totalement l’avancement de tous les magistrats au pouvoir exécutif.

En définitive, il faut noter que l’absence de garanties véritables n’enlève pas à tous les magistrats, leur indépendance de caractère.

 

 

 

Idrissa Malo TRAORE,

 

Docteur en Criminologie,

Ancien Chef des Opérations des Nations Unies au Burundi

 

 


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