30e ANNIVERSAIRE DE L’ASSASSINAT DE THOMAS SANKARA : L’homme, sa vision, les obstacles, la fin de l’aventure et l’héritage
A l’occasion du colloque international sur l’héritage de Thomas Sankara, organisé par le Balai Citoyen les 26 et 27 octobre derniers, le Fondateur des Editions « Le Pays », Boureima Jérémie Sigué, a fait une communication que nous publions pour vous in extenso. Pour avoir connu et côtoyé le capitaine-président, il précise que « Sankara est difficilement cernable et ce serait prétentieux d’affirmer que l’on maîtrise l’homme ». Lisez plutôt pour en savoir davantage !
Sankara fait partie de cette race exquise d’hommes que l’on ne peut enfermer dans un carcan. C’est un homme dont le caractère à la fois impétueux et intelligent déborde de tous les côtés, lorsqu’on essaie de le mettre dans une bouteille. Sankara est difficilement cernable et ce serait prétentieux d’affirmer que l’on maîtrise l’homme. Thomas est un homme multidimensionnel, à multiples facettes et continuera, pendant longtemps encore, de questionner, de fasciner les exégètes et les érudits. Car Thomas est tout à la fois : le militaire, le civil, la vision, la générosité, la probité, le courage, la témérité, la réflexion et l’action, le nationaliste, l’universaliste, l’humaniste et l’humain. Sankara était l’homme honnête, doublé de l’honnête homme.
J’ai eu l’insigne honneur de travailler aux côtés de ce baroudeur en tant que journaliste membre du bureau de presse de la présidence. J’ai aussi eu l’insigne et le redoutable honneur de mettre ma plume au service de la révolution sankariste, à travers des éditoriaux dithyrambiques. Je ne suis peut-être pas la personne la plus indiquée pour le dire, mais je crois pouvoir tout de même affirmer que Sankara a profondément aimé son pays et sans doute continue-t-il de l’aimer encore à partir de là où il est aujourd’hui. Pouvait-il d’ailleurs en être autrement ? Car l’homme, croyons-nous, a bu à la source de deux courants majeurs de pensée : le maoïsme et le bolivarisme. On n’est donc pas étonné que ses premières visites d’amitié fussent effectuées en Chine populaire et au Nicaragua du sandiniste Daniel Ortega, le sandinisme étant, dans une certaine mesure, un avatar du bolivarisme. L’Homme, plus que toute autre chose, était au centre de la pensée de Sankara. Le Burkinabè en particulier envahissait tout l’espace de réflexion de Thomas. Sa dignité, son honneur, son honnêteté, son futur, l’affirmation de son génie étaient au centre de l’axiologie sankariste. Au demeurant, notre pays lui doit son appellation de Burkina Faso qui découle de l’expression désormais surannée de «pays des hommes intègres».
Le Sankara révolutionnaire jusqu’aux tripes que nous avons connu grâce à la magie de la proximité physique rendue incontournable par la relation de travail, n’était pas seulement un nationaliste au sens positif et large du terme. Il avait aussi un esprit universaliste qui le mettait à la disposition de l’Afrique et du reste du monde. Sous cet angle, l’apartheid qui sévissait en Afrique du Sud avec toutes ses conséquences collatérales sur toute la zone australe, l’indisposait énormément. Toutefois, que pouvait-il faire contre ce monstre idéologique hideux et avilissant qui se nourrissait du silence bruyant et hypocrite des grandes puissances occidentales ? Que pouvait-il faire de plus que cette symbolique de la kalachnikov offerte à l’ANC ? Que pouvait-il faire de plus que boycotter toutes les rencontres internationales où Pretoria était impliqué ? En tout état de cause, la voix de Sankara était audible jusqu’au Cap. Mais pas seulement. La voix de Sankara continue d’agresser impertinemment les oreilles des puissances occidentales qui se nourrissent de la dette de pays pauvres comme le Burkina Faso. Son discours enflammé, prononcé dans l’enceinte éponyme de l’ONU le 4 octobre 1984 et qui flagellait copieusement la dette et ses géniteurs, fut sans doute le discours de sa vie. Tous les pays sous-développés, qu’ils soient d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine, se sont retrouvés dans cette philippique sankarienne. C’est sans doute depuis ce jour mémorable que Sankara se vêtit, sans le savoir, de ses habits d’icône mondiale. C’est sans doute aussi depuis ce jour que Thomas Sankara devint l’homme qu’il fallait au plus vite immoler. Un noir dessein qui, sur place au Burkina Faso, disposait d’un contexte favorable dû à plusieurs facteurs et circonstances :
1°) Sur le plan idéologique
C’est peu dire que la révolution sankariste avait suscité beaucoup d’espoirs au sein des masses populaires. Mais c’est peu dire aussi que dans les premiers cercles des révolutionnaires, seul Sankara et une toute petite poignée d’hommes et de femmes étaient révolutionnaires dans toutes leurs fibres. En outre, personne ne pouvait affirmer, sauf à vouloir jouer de l’hypocrisie, que l’adhésion populaire était absolue. Non, elle ne l’était pas, sans doute à cause du déficit d’explication et de l’action secrète et subtile des contre-révolutionnaires. Mais l’élément causal le plus important de l’affaissement progressif de la révolution, fut l’absence ou la faiblesse de la conviction idéologique dans les premiers rangs des révolutionnaires. Beaucoup de ces hiérarques n’étaient pas des révolutionnaires. Certains d’entre eux faisaient l’âne parce qu’ils étaient seulement intéressés par le foin ou la vengeance.
2°) L’action des CDR
Certains Comités de défense de la révolution avaient tout simplement un comportement panurgique, ne comprenaient pas grand-chose aux projets de transformation de la société burkinabè tels que visionnés par le père de la révolution. Beaucoup de ces CDR étaient de simples opportunistes, menteurs, délateurs et fainéants, prompts à se servir de la révolution pour solder leurs comptes avec des camarades ou pour se protéger de contingences diverses. Sankara qualifia lui-même ce genre de CDR, de «CDR-brouettes». Beaucoup de ces CDR commettaient, de façon répétitive, des exactions contre des citoyens au point de provoquer un désamour entre ces derniers et la révolution.
3°) Sur le plan diplomatique
En dépit de gigantesques et honorables efforts déployés à l’interne comme à l’externe par les diplomates de la révolution, rares, très rares étaient les chancelleries de la place qui adhéraient sincèrement à notre idéal révolutionnaire. En outre, notre pays vivait dans une sorte d’enfermement géographique et idéologique. En effet, excepté le Ghana, tous les pays voisins étaient réputés hostiles ou, à tout le moins, ne présentaient pas de dispositions particulières favorables à notre révolution.
4°) Sur le front social
Les licenciements individuels et collectifs, les dégagements comme on les appelait, avaient contribué à alourdir davantage un contexte social déjà marqué par la peur, la délation, la psychose de l’ostracisme et de l’exclusion. Un climat de suspicion avait fini par gagner les rangs des masses, mais aussi ceux de la classe dirigeante révolutionnaire. De nombreuses actions souterraines nuisibles à la révolution, observables à la base comme au sommet, étaient en train de vulnérabiliser peu à peu les fondations de la révolution démocratique et populaire (RDP). La plupart de ces actions étaient le fait de mauvaises graines, à la base comme au sommet, prétendument révolutionnaires. Du reste, leur passage quasi subit et sans gêne du port de Faso danfani à la cravate, atteste suffisamment du caractère caméléon de leur comportement, dès l’avènement du Front Populaire. De fait, on ne peut s’empêcher de faire constater cette réalité tragique : Sankara était quasiment le seul à croire profondément et sincèrement à la révolution. Ceux qui, autour de lui, étaient, comme lui, prêts à mourir ici et maintenant pour la révolution, pouvaient se compter sur le bout des doigts d’une main. L’assassinat de Sankara fut l’assassinat d’une conviction, d’une vision, d’une audace.
En trois ans, il a réussi avec panache, à décoloniser l’imaginaire des Burkinabè. Il était porteur de grands projets de construction nationale dont certains survécurent à sa disparition. Thomas Sankara a redonné au Burkinabè sa dignité, l’a persuadé que tout ce que l’esprit de l’homme peut imaginer est réalisable par l’homme et que ce dernier doit d’abord compter sur ses propres forces. Mais on n’a pas laissé Sankara vider son carquois. Ce fut un immense et tragique gâchis à l’échelle de toute une nation et même de tout un continent. C’est au moment où il s’apprêtait à corriger lui-même certains aspects erratiques de la révolution, qu’il fut fauché par les balles de la trahison, les balles de l’obscurantisme, les balles des forces impérialistes qui n’ont pas voulu lui laisser une seule chance. Lutte contre la désertification, lutte contre les feux de brousse, lutte contre la divagation des animaux, lutte pour l’autosuffisance alimentaire, lutte contre la corruption, Sankara était un concentré de volontarisme et de disponibilité, de générosité et de passion pour la patrie. Sous les dehors d’un homme tout en rigueur, Sankara était un homme juste et humain, mais qui était malheureusement un peu trop en avance sur son temps, qui était aussi pressé. Avec le recul que donnent le temps et l’histoire, on peut affirmer aujourd’hui que certains de ses plus proches compagnons l’ont poussé à la faute avant de se désolidariser de lui pour se donner les motivations de leur acte macabre. Mais Sankara n’est pas mort. A l’instar de Che Guevara, de Patrice Lumumba, il continue d’illuminer nos imaginaires. Certes, Thom Sank est tombé. Mais il est tombé dans la verticalité, provoquant ainsi l’apparition par vagues successives et massives, de millions de sankaristes au Burkina Faso et à travers le monde. On dit que les héros meurent jeunes. Mais Sankara est un jeune héros qui n’est pas mort et qui ne mourra pas. Il est et demeure dans toutes les consciences, dans tous les esprits. Il est dans tous les drapeaux qui flottent au vent, sur le continent africain et ailleurs dans le monde.
Boureima Jérémie SIGUE
Fondateur des Editions «Le Pays»
Communication prononcée le 26 octobre 2017 à l’occasion du colloque organisé par le Balai Citoyen, dans le cadre du 30e anniversaire de l’assassinat de Thomas Sankara