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DE L’AFRIQUE DE L’OUEST A LAMPEDUSA : Le chemin de croix des migrants africains


Chaque année, de milliers de migrants en provenance de l’Afrique subsaharienne débarquent sur l’île italienne de Lampedusa. Patrick Ndungidi est le premier journaliste africain à s’être rendu, pour le compte de médias africains, sur ce qui est considéré comme la première porte d’entrée vers l’« Eldorado » européen. Dans ce reportage exclusif, Ndungidi livre le récit glacial de quelques jeunes migrants qui ont, inconsciemment, bravé le danger et la mort pour fuir un quotidien où même l’espoir n’était plus permis.

De Lampedusa (Italie)

C’est l’histoire dramatique de Sow Ibrahim, alias « Man By Kaporo-rail », jeune rappeur originaire de la Guinée qui rêve d’une brillante carrière dans la musique. C’est l’histoire poignante de Saliou, mécanicien de 22 ans, originaire du Sénégal. C’est l’histoire émouvante de Ségou, 20 ans, conducteur de moto et originaire de Sifo en Gambie. C’est l’histoire affligeante de ce jeune guinéen de 19 ans qu’on appellera Abou, passionné de football ainsi que de musique et qui souhaite devenir professionnel au sein de l’équipe de la Juventus de Turin. C’est l’histoire singulière de tous ces jeunes migrants en provenance d’Afrique subsaharienne et à la recherche de lendemains meilleurs en Europe.

 Une présence discrète des migrants

Leur présence à Lampedusa est presque discrète, loin de l’idée que je me faisais en arrivant sur l’île, où je pensais trouver une « jungle », voire plusieurs, comme celle de Calais récemment démantelée. Sur une île de plus ou moins 6 000 habitants, le nombre de migrants à Lampedusa lors de notre séjour, était de 490. Ils sont tous logés dans l’unique centre d’accueil d’urgence de l’île, d’une capacité de 381 places, en attendant d’être transférés vers des centres spécialisés disséminés dans toute l’Italie. En dehors du centre, où ils tuent le temps comme ils peuvent, certains de ces jeunes africains, contraints à l’exil, traînent sur la place Garibaldi où se situe également l’église de Lampedusa. Quelques-uns préfèrent humer l’air frais de la via Roma, avenue principale de l’unique centre urbain de l’île, où, à quelques mètres, ils peuvent admirer une vue idyllique sur la mer. Cette mer qu’ils ont traversée, au péril de leur vie, dans des embarcations de fortune, ces fameux zodiacs. La population semble indifférente à cette présence quasi minime et à laquelle elle est habituée depuis plusieurs années. Le problème de l’immigration, que certains habitants qualifient de « médiatique », a contribué à ternir l’image de Lampedusa dont les recettes proviennent à 90% du tourisme. En 2011, lorsque l’immigration avait atteint son pic sur l’île avec plus de 50 000 arrivées, les recettes liées au tourisme ont chuté de 50%… Depuis, la situation semble revenue à la normale. La présence discrète des migrants africains, en apparence, ne semble poser de problème à personne. « Ils ne nous dérangent pas », assure Caterina Costa, Présidente de l’antenne locale de la Confédération nationale de Misericordie d’Italia. Et ce malgré des chiffres qui font froid dans le dos. Depuis 1991, plus de 350 000 migrants auraient débarqué à Lampedusa. De quoi provoquer une révolte. « Mais ici, aucun d’entre nous n’est jamais descendu dans la rue pour manifester contre les migrants, personne ! », insiste Costa, qui justifie ce paradoxe « avec l’esprit d’accueil qui caractérise depuis toujours les lampédusiens ».

De leur côté, ces jeunes, venus de l’autre bord de la méditerranée, paraissent presqu’intimidés de se retrouver là. Ils se déplacent souvent en petits groupes pour aller au bord de la mer ou à l’église de Lampedusa, où des religieuses de la Congrégation des Pauvres de Don Morinello ont pris l’habitude de leur distribuer des vêtements, presque quotidiennement. A en croire la  Sœur Paola d’origine roumaine, une grande partie de dons d’habits provient des habitants de Lampedusa. Heureux d’avoir reçu une veste et une écharpe qui le protègent du froid, un jeune migrant originaire de la Gambie, a improvisé un rap avec comme refrain « Thank you Lampedusa ». C’est donc à la place Garibaldi, qui peut être considérée comme le second quartier général des migrants à Lampedusa, que nous avons croisé certains jeunes africains débarqués sur l’île il y a quelques semaines. Ils ont accepté spontanément de partager avec nous, le récit de leur long et dangereux périple.

 Chemin de la croix

Pour atteindre cette « terre promise » que constitue pour eux l’Europe, ces jeunes migrants ont emprunté un chemin de croix. Ils ont enduré la faim et la soif lors d’une périlleuse traversée du désert du Sahara, ils ont vécu l’enfer en Lybie, selon leurs propres témoignages, ils ont effectué un voyage suicidaire fait de violence, d’incertitudes, de peur, de mort … « Si c’était à refaire, je ne le ferais pas car c’est trop difficile. J’ai vu des personnes souffrir atrocement, d’autres mourir comme des chiens. Si j’avais su que nous allions faire un voyage aussi dangereux, jamais je n’aurais fait pareille aventure. Malheureusement, l’Europe est un rêve pour de nombreux jeunes et nous ne sommes pas suffisamment ni correctement informés sur tous les périples qui nous attendent », fait savoir Ségou, jeune gambien de Banjul, tout en regrettant de ne pas avoir su au préalable ce qui l’attendait. « C’est un voyage difficile à décrire. Il n’y a pas de mots pour l’expliquer. Nous avons souffert sur la route avant d’arriver ici et subi les pires tortures », explique, pour sa part, Abou de la Guinée.  La majorité des migrants que nous avons rencontrés viennent généralement de l’Afrique de l’Ouest : Guinée, Mali, Sénégal, Nigeria, Mali, Gambie, Cameroun, etc. Ce sont des jeunes, voire des enfants ou des personnes plus âgées, des femmes (parfois enceintes) ou encore des familles entières…

 Une traversée du désert

Ils empruntent le dangereux chemin vers l’exil en passant par plusieurs pays africains pour finalement atteindre la Libye. Ils doivent financer ce voyage coûteux et faire face à des réseaux bien organisés, sans foi ni loi, qui organisent la traversée du désert (notamment des Touaregs) et ensuite de la Méditerranée (Libyens) et leur extorquent de l’argent. Parmi les migrants, personne ne sait à l’avance combien coûtera la périlleuse aventure. Il n’y a pas de prix fixe et les tarifs peuvent augmenter à tout moment, au gré de l’humeur des passeurs et des trafiquants. « J’ai quitté la Gambie pour aller au Sénégal où j’ai passé un jour », explique Ségou. Ensuite je suis allé à Bamako au Mali où j’ai passé également une seule journée.  Après Bamako, je me suis rendu en bus au Burkina Faso à Ouagadougou, puis à Niamey au Niger pour une nuit. Ensuite, nous sommes allés à Agadez où nous avons passé deux semaines. Après le Niger, c’est l’entrée en territoire libyen, à la frontière, puis une longue route vers  Tripoli. Cela a duré 4 jours. Nous avons voyagé à bord d’un pick-up, entassé comme des sardines. Il y avait 35 personnes, des femmes, des enfants et des hommes ».

Quant à Saliou, le jeune mécanicien sénégalais de 22 ans, ce voyage dangereux l’a conduit du Sénégal à Bamako au Mali, puis au Burkina Faso, au Niger et en Algérie, à Oran. « Je suis passé par In Guezzam, la première ville frontalière entre le Niger et l’Algérie. Nous avons été conduits par des Touaregs. Ensuite, les mêmes passeurs nous ont conduits à Tamanrasset. Nous avons marché toute la nuit dans le désert. Nous étions 35. Il y a eu un mort, un garçon qui devait avoir à peu près 18 ans. Nous n’avions pas d’eau alors que nous avions commencé à marcher à 21h, et ce jusqu’à 4h du matin. Ils nous avaient dit qu’il y aurait des voitures, mais il n’y en avait pas. On les a rencontrés entre Arlit et In Guezzam. De Tamanrasset, nous sommes allés à Ghardaïa en bus normal où nous avons payé 2 000 dinars (l’équivalent de 16,80 euros, ndlr). De là, je suis parti à Oran et ça m’a coûté 2 200 dinars. J’étais en contact sur Facebook avec des amis algériens qui m’ont dit de venir à Oran ». A Wahran, « la radieuse » comme l’appelle les Oranais, Saliou a trouvé du travail comme mécanicien. « Mais j’étais mal payé, entre 1 200 ou 1 300 dinars, ça dépendait de l’ampleur du boulot que l’on me donnait. Malheureusement, il n’y en avait pas beaucoup. Je suis resté deux mois à Oran ». Ensuite, direction Debdeb, à la frontière avec la Libye. « J’avais des amis là-bas avec qui j’étais en contact via Facebook. De Oran, je suis allé à Ouargla en bus, ensuite de là j’ai pris un pick-up jusqu’à Debdeb, conduit par des Touaregs. Pour passer la frontière libyenne, j’ai payé  22 000 dinars (184 euros, ndlr). On m’a par la suite envoyé vers Zinta, en Libye. De Zinta, on est allé vers Sabratha. Là, on a trouvé d’autres passeurs qui nous ont embarqués dans un zodiac pour Lampedusa ».

 L’enfer libyen

De tous les témoignages recueillis sur l’île italienne, la Libye constitue le passage obligé pour les migrants venus d’Afrique de l’Ouest. Mais dans ce pays où règne le chaos, ils sont victimes de violences physiques et psychologiques. Leur quotidien y est rythmé par la terreur, les menaces, les intimidations… « Là-bas, ce n’est pas du tout facile. C’est un pays qui n’a pas de chef et où tous les jeunes détiennent des armes. On peut tirer sur toi à tout moment. Nous avons vu beaucoup de personnes être tuées, torturées ou emprisonnées », témoigne le jeune guinéen Abou, le regard perdu dans le vide. « Ils nous frappent comme des animaux. Quand ils prennent les Africains, ils les emprisonnent et réclament de l’argent. Mais la majorité des jeunes qui se lancent dans cette aventure sont issus de familles très pauvres. D’autres ont perdu des membres de leurs familles lors de l’épidémie d’Ebola. Nous n’avons donc personne pour nous soutenir. Beaucoup perdent la vie en prison car les conditions y sont inhumaines. Vous mangez une fois par jour des macaronis mal préparés. Vous pouvez manger à dix dans une assiette et quand tu peux en manger une poignée, tu remercies le Tout-Puissant. Dix personnes doivent se partager un litre d’eau salée et souillée ».

L’impitoyable traversée de la mer

Après le passage libyen, vient l’impitoyable traversée de la mer Méditerranée dans des zodiacs.  Hommes, femmes, enfants sont entassés dans ces embarcations de fortune et sont exposés à plusieurs dangers et maladies au cours de ce trajet aléatoire qui dure quelques heures. La maladie la plus répandue est celle qui est qualifiée de « Maladie du zodiac » par le docteur Pietro Bartolo, rendu célèbre par le documentaire Fuocoammare, par-delà Lampedusa, Ours d’or au dernier Festival de Berlin. La maladie du zodiac cause de sévères brûlures sur la peau, dues au contact avec le mélange de l’essence qui se répand à l’intérieur du zodiac et de l’eau salée de la mer. « Cette maladie est mortelle si elle n’est pas soignée à temps », soutient le docteur Bartolo qui dirige le Poli-ambulatoire de l’Azienda Provinciale Sanitaria di Palermo (ASP) où sont pris en charge les migrants malades, à leur arrivée sur l’île italienne. Ce célèbre médecin de Lampedusa a soigné plus de 300 000 migrants depuis 1991, année au cours de laquelle l’île a commencé à voir arriver les premiers migrants. A Lampedusa, ces migrants débarquent au port, sous l’œil vigilant mais chargé de compassion du médecin qui est le seul à pouvoir autoriser tout débarquement. Les cas les plus graves ou encore les femmes enceintes sont acheminés au poli-ambulatoire ; les autres sont envoyés au centre d’accueil d’urgence et d’enregistrement de Lampedusa, devenu le premier hotspot mis en place par l’Union Européenne en octobre 2015. Le transport vers le petit hôpital de la ville ou le centre est assuré par l’équipe de bénévoles de l’association « Misericordie ». L’organisation, qui coordonne le hotspot sous la direction du ministère de l’Intérieur italien, fournit aux migrants accueil, assistance, support psychologique, social et légal. Des équipes d’experts des agences européennes, l’agence de surveillance des frontières Frontex, le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) et l’office européen de police Europol sont aussi dépêchés sur les lieux pour aider à l’identification, au filtrage et à l’enregistrement des personnes, en partenariat avec les autorités nationales. Dans le centre, les migrants sont ainsi identifiés en vue de leur transfert dans des centres spécialisés situés dans d’autres villes italiennes. Leur passage ne devrait durer que quelques semaines, mais bon nombre de ceux que nous avons rencontrés sont là depuis plus d’un mois. Tous assurent à l’unanimité qu’ils sont bien traités. « Normal », assure avec un brin de malice une source confidentielle qui connaît bien les lieux, « après la Libye, Lampedusa c’est le paradis ! ». Un avis que partage Marilena Cefalà, la nouvelle directrice du centre pour le compte de Misericordie, mais dont elle nuance les contours. « Il y a parfois des escarmouches entre communautés, ce qui est normal dans ces conditions car c’est difficile de gérer des cas aussi complexes, mais rien de bien grave, et les migrants sont vraiment traités correctement ».

En attendant des jours meilleurs qu’ils espèrent plus heureux qu’en Afrique, ils tuent le temps dans le centre ou dans les rues de Lampedusa en jouant notamment au football et en envisageant l’avenir, parfois avec un brin de philosophie. « Il faut savoir laisser du temps au temps pour savoir ce que le temps te réserve dans le temps. La vie, c’est la patience. Il n’y a pas de conception théorique sans réalisation pratique », fait savoir le jeune Abou qui, comme tous les migrants africains que nous avons rencontrés, caresse le rêve de « réussir en Europe pour devenir une personne respectée dans ma terre natale ».

ENCADRE : 2016, l’année de tous les records

Près de 180 000 migrants secourus, des journées chargées comme jamais et, malgré leurs efforts, des milliers de morts: 2016 a été l’année de tous les records pour les garde-côtes italiens. Répartis tout du long des          8 000 km de littoral du pays, les 11 000 garde-côtes italiens gèrent au quotidien la sécurité maritime, la protection des écosystèmes et le contrôle de la filière pêche. Leur zone de surveillance couvre environ 500 000 km2  autour de la péninsule et de ses îles, mais la défaillance de leurs homologues libyens donne de facto au Centre de coordination des opérations de sauvetage (MRCC) de Rome autorité sur la majeure partie des eaux entre la Libye et l’Italie. Des eaux désormais très fréquentées: 170 000 personnes secourues en 2014, 153 000 en 2015 et près de 180 000 cette année. En 2016, c’est au total 352 822 personnes qui sont entrées en passant par l’Espagne, l’Italie ou la Grèce. Bien que le chiffre soit élevé, il est en net recul par rapport à l’année 2015. 1 015 078 migrants étaient arrivés sur le vieux continent l’année dernière. Mais si le nombre de réfugiés arrivés en Europe a fortement baissé au cours de cette dernière année, le nombre de morts ou de disparus sur les routes migratoires a lui encore augmenté par rapport à 2015. Au total, 4 742 personnes sont mortes ou ont disparu en passant la Méditerranée. Enfin, Contrairement à une idée reçue fortement répandue, les mouvements migratoires du Sud vers le Nord ne représentent que 3,2% de la population mondiale. Les flux de migrants Sud-Sud sont trois fois plus nombreux et concernent, eux, 740 millions de personnes dans le monde.

 

Sources : La Croix, Le Figaro, Jeune Afrique.

De Patrick Ndungidi (en collaboration avec Joshua Massarenti)

Patrick Ndungidi est un journaliste congolais basé à Bruxelles depuis 2014. Il collabore avec Forbes Afrique, Huffington Post et l’agence d’information Les Dépêches de Brazzaville.

Joshua Massarenti est chef de bureau de Vita à Bruxelles et rédacteur en chef du site d’information Afronline.org

© Sud Quotidien (Sénégal), Les Echos (Mali), Le Calame (Mauritanie), Le Pays (Burkina Faso), L’Autre Quotidien (Bénin), Mutations (Cameroun), Le Nouveau Républicain (Niger), Le Confident (RCA), VITA/Afronline (Italie).


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